Le Décalogue par Giroud

Une série à triple lecture...
Frank Giroud, scénariste prolixe et engagé, propose une série ambitieuse fondée sur un texte inconnu : le décalogue de Mahomet. Chacun des dix tomes est confié à un dessinateur différent. Rencontre avec le scénariste de cette série d'un autre type.

Vécu : Comment est né le Décalogue ?
Frank Giroud : L'aventure a commencé lorsque je suis tombé sur une curieuse anecdote à propos des frères Hugo (Victor et Eugène). A partir de celle-ci, j'ai imaginé une intrigue dont la construction m'a tellement passionné que je me suis retrouvé comme orphelin après l'avoir achevée. Mais cet album -que j'avais intitulé Nahik et qui constitue aujourd'hui le huitième volet de la saga- se suffisait à lui-même. J'ai alors réfléchi à la possibilité de lui conserver son autonomie tout en l'intégrant dans un ensemble plus vaste et du même tonneau... débouchant ainsi sur le principe du Décalogue. Le dénominateur commun en est précisément Nahik, l'ouvrage dont on découvre la genèse dans le tome du même nom. Les dix volumes content les rapports de ce livre et des divers personnages : rapports passionnels, radicalement différents suivant l'identité des protagonistes, mais toujours dévastateurs.Au coeur de Nahik : la découverte d'une omoplate sur laquelle figureraient les dix commandements du Prophète. Chaque tome correspond à l'un de ces commandements.

Vécu : Comment avez-vous imaginé ces dix commandements ?
Frank Giroud: Il s'agit d'un décalogue syncrétique, mêlant des principes juifs, chrétiens et musulmans. La proposition n'est pas absurde dans la mesure où Mahomet lui-même a maintes fois prôné le rapprochement entre les trois «religions du Livre». Il est vrai que sa position a souvent varié, allant de la tolérance la plus large à la répression la plus féroce. C'est mon côté humaniste qui m'a fait préférer chez lui le côté ouvert et universel !

Vécu : Comment se découpe chronologiquement cette nouvelle série?
Frank Giroud : L'action se déroule à rebours : les deux premiers tomes se situent aujourd'hui, et le dernier à l'époque de Mahomet. Dans chaque nouveau volume, le lecteur découvre un élément supplémentaire sur ce fameux livre, Nahik. Mais chaque album ayant sa cohérence propre, il peut être lu indépendamment. Par ailleurs, une lecture chronologique partant du tome 10 pour finir au tome 1 débouchera sur une vision encore différente de l'ensemble... et sur une révélation inattendue.

Vécu : Comment avez-vous choisi vos dates clés (2001, 1958, 1946, 1922, 1902, 1824, 1814, 1798, 632) ?
Frank Giroud : En fonction de deux critères. D'abord, et pour une raison que l'on découvrira en relisant la série dans l'ordre chronologique, je devais garder un écart relativement réduit entre chaque épisode. Seule exception : l'écart entre le neuvième et le dernier tome, puisque l'on passe de 1798 à 632. Ces onze siècles séparent la rédaction du décalogue et sa découverte en Egypte par un officier de Bonaparte. Dans ce cas, le saut dans le temps se justifie. Ensuite, c'est l'intérêt du contexte historique ou politique qui m'a guidé.

Vécu : Le livre est le fil rouge de la série. Dans le tome 1, son contenu n'est pas révélé, sauf quelques bribes. 
Est-il l'objet de l'un des tomes ?
Frank Giroud: On en découvre le contenu général dans le tome 8 : c'est l'aventure d'un officier napoléonien, romancée par son frère écrivain qui y intègre une touche de fantastique. La véritable histoire de ce soldat, elle, est contée dans le tome 9. Mais le roman lui-même n'est important que dans «Le Manuscrit» (T.1) ; et encore, moins par son sujet que par l'objet de convoitise qu'il représente pour un auteur raté. Ce qui compte avant tout, ce sont les gravures qui l'illustrent (dont celle qui représente la fameuse omoplate) et les explications qu'il apporte sur l'origine de celles-ci.

Vécu : Parmi les histoires du Décalogue, y en a-t-il une que vous préférez ?
Frank Giroud : Je les aime toutes et j'ai hâte de tenir chacun des dix albums entre mes mains! Les six dessinateurs qui ont achevé leur travail, déjà talentueux d'ordinaire, ont ici donné le meilleur d'eux mêmes, et je ne doute pas que les quatre autres soient à la hauteur... S'il fallait vraiment en choisir une, j'opterais peut-être -peut-être !- pour le tome 4. Une action se situe à Rome en 1946 et le personnage principal est un prêtre croate impliqué dans le réseau Ratline, qui permit la fuite de nombreux criminels de guerre. Le père Stimac est un personnage complexe, ni saint, ni fou de Dieu, entré dans les ordres par dépit amoureux; il essaie d'oublier sa souffrance en servant au mieux le Vatican, mais c'est alors sa conscience qui se trouve écartelée. Les prêtres tiennent rarement le premier rôle dans la BD ou dans le cinéma, et TBC a rendu à merveille la fragilité et l'ambiguïté de celui-ci.

Vécu : Comment définiriez-vous vos personnages ?
Frank Giroud: Ils sont tous plus ou moins les esclaves d'une passion dominante. Dans chaque tome, j'ai souhaité présenter l'une des angoisses ou l'un des désirs universels qui poussent l'Homme en avant. Le tome 1 traite du travail et du génie, un peu à la manière de Milos Forman dans « Amadeus », où le besogneux Salieri jalouse jusqu'à la mort le génial mais frivole Mozart. Dans le volume suivant, il est question de la foi, de l'opposition entre fanatisme et raison. Le tome 3 montre jusqu'où peut mener l'amour des livres lorsqu'il est poussé à son paroxysme. Le dépit amoureux constitue le thème central du tome 4, puis viennent la vengeance (T.5), la quête d'identité (T.6), la passion amoureuse interdite (T.7), les conflits familiaux (T.8), l'ambition (T. 9) et enfin le dilemme entre probité et raison d'Etat (T.10). Ma gageure est d'amener le lecteur à accepter les faiblesses de mes héros, voire à s'identifier à eux... même lorsque les circonstances mêlées à la puissance des sentiments en font des voleurs ou des assassins.

Vécu : Dans le premier tome, le récit est construit sur plusieurs plans qui se superposent et s'entrecroisent : il y a d'abord l'histoire du tueur, puis celle du héros empêtré dans sa passion amoureuse et sa quête de réussite, et enfin la «Vérité» romancée qu'il lègue à la postérité. Ce principe est-il repris dans les albums suivants ?
Frank Giroud : Pas systématiquement. En revanche, les histoires personnelles se mêlent plus d'une fois à la grande Histoire -une Histoire d'ailleurs peu connue, comme celle du réseau Ratline, de l'opération Némésis (l'élimination par les Arméniens des 'Turcs responsables du génocide de 1915) ou du complot des Carbonari (un mouvement révolutionnaire de 1822).

Vécu: Mais l'astuce scénaristique du premier tome ? La retrouve-t-on ailleurs ?
Frank Giroud: En partie seulement. Dans le tome 6, le récitant n'est connu qu'au milieu de l'album, et dans le tome 7, le vice est poussé encore loin : tout au long du récit, le lecteur est persuadé que les événements sont racontés par un personnage bien précis... et découvre à la fin une toute autre vérité. Mais je veille chaque fois à placer suffisamment de garde-fous (y compris à l'aide de la typographie) pour que le lecteur ne s'égare jamais en chemin.

Vécu : Comment avez-vous choisi les dessinateurs ?
Frank Giroud : Chaque tome étant indépendant, l'unité graphique ne s'imposait pas. Mais vu les sujets traités, je tenais à un dessin réaliste, que je voulais par ailleurs moderne. Cela dit, j'ai surtout choisi mes complices en fonction de mon admiration pour eux. J'adore ce que fait Joseph Bébé, je voulais travailler avec Michel Faure depuis longtemps, de même qu'avec Franz et Jean-François Charles. Et quand j'ai découvert le travail de TBC et de Giulio De Vita, j'ai immédiatement pensé à eux. Bruno Rocco, lui, m'a été judicieusement suggéré par mon ami Makyo, et Rodolphe Soublin, mon directeur de collection, m'a aidé à choisir et à contacter les autres.

Vécu : Un tel projet ne vous a pas effrayé ? Comment l'avez-vous envisagé ?
Frank Giroud : J'en ai plutôt retenu l'aspect excitant. Sa complexité même représentait un pari passionnant, loin des constructions trop simplistes et déjà vues. Quant aux risques... tout créateur qui innove en prend forcément.

Vécu : Comment réagit un éditeur face à une idée aussi pharaonique ?
Frank Giroud : Avec enthousiasme Jacques Glénat était d'autant plus ravi que la même semaine, il a reçu mon projet et celui de Didier Convard (Le Triangle secret). Dès le départ, il s'est investi personnellement dans le Décalogue, suggérant des noms de dessinateurs et pesant de tout son poids pour «dégager» des auteurs coincés par un programme trop chargé. Il est vraiment très agréable et très rassurant de se sentir ainsi épaulé surtout quand le talent des dessinateurs est plus que jamais au rendez-vous

Vécu : Êtes-vous particulièrement attiré par l'Islarn ?
Frank Giroud: Mon, mais je m'intéresse à toutes les religions. Tout en conservant le regard critique de l'agnostique, je fréquente un peu le Coran, les Evangiles, la Torah et quelques textes bouddhistes et hindouistes. La préoccupation spirituelle me semble caractériser l'homme plus encore que la parole Aujourd'hui autant qu'hier, sinon plus. 

Propos recueillis par Emmanuelle Mahoudeau


Frank Giroud
Scénariste, Frank Giroud est avant tout un hîstorien, un conteur et surtout grand voyageur. Il propose ses premiers scénarios aux Editions Larousse puis Fleurus avant de commencer «Louis la Guigne» chez Glénat, dessiné par Jean-Paul Dethorey. Dans la camion Aire Libre (Dupuis), il imagine pour Lax «La Fille aux Ibis» et «Les Oubliés d'Annam». «Eva K» (Soleil) sera mis en image par Baruti. Frank Gîroud a aussi signé «Pleter Hoorn» chez Glénat. Il scénarise «Louis Ferchot» pour Didier Courtois mais aussi «Mandrill» avec Baruti aux crayons. «Le Décalogue» est un nouveau type de série bâti avec intelligence, un immense 
projet qui tiendra Frank Giroud absorbé jusqu'en 2003.

Bibliographie de Joseph BÉHÉ
PÉCHÉ MORTEL Obff. Vents d'ouest) 4tomes
MINUIT A RHODES (Boisset Vents d'Ouest) 2tomes
DOUBLE JE (Toff. Vents d'Ouest) 2 tomes
POUR LAMOUR DE L'ART (Letendre, Rey Dargaud) T1 L'affaire Van otten»

Bibliographie de Frank GIROUD
LOUIS FERCHOT (Courtois. Glénat) 3 tomes
LOUIS LA GUIGNE (J.-P Dethorey. Glénat) 13 tomes
MANDRILL (Baruti. Glénat) 4 tomes
TAÏGA (Savey. Glénat) 3 tomes
PIETER HOORN (Norma. Glénat) 3 tomes parus
EVA K (Baruti. Soleil)
LA FILLE AUX IBIS (Lax. Aire Libre, Dupuis)
LES OUBLIÉS D'ANNAM (Lax. Aire Libre, Dupuis)
AZRAYEN (Lax. Aire Làbre, Dupuis) 2tomes