SON PERSONNAGE
EST DEVENU UNE STAR DE LA BD !
ZEP : "TITEUF SE POSE LES MEMES QUESTIONS QUE TOUS LES ENFANTS"
Derrière ce personnage de BD célébrissime se cache un dessinateur suisse et
pudique. En dix ans, il a su imposer son héros à tête d'œuf qui fait rire
mais aborde aussi tous les problèmes du monde réel. Portrait de Zep en « mec
bien ».
Le créateur de
Titeuf serait-il l'envers de sa créature ? A 34 ans, celui que les jaloux -
ou les amis dessinateurs qui veulent le mettre en boîte - surnomment "le
millionnaire de la BD " vit dans un parc de Genève aussi calme que lui,
protégé par les murs crème d'une grande maison aux volets bleus. C'est au
dernier étage, dans une pièce mansardée très lumineuse, qu'il a aménagé son
atelier, un véritable Titeufland fait de tables de travail pleines de
pinceaux et de tubes de couleur, de carnets bourrés de crobards et de
figurines a l'effigie de celui qui a depuis longtemps détrôné « Boule et
Bill », avec 5 millions d'albums vendus à ce jour.
Silhouette élancée aux longues jambes posées sur une paire de Converse,
cheveux frisés et barbichette minimaliste, Zep offre au visiteur un visage
lisse aux yeux clairs, une voix presque douce et la sérénité d'un bonze.
Rien à voir avec la folle agitation de son personnage, gamin ronchon aux
mille bêtises, aux baskets rouges et à la mèche turgescente, passé
du statut de héros de BD à celui de pop star.
«JE TRAVAILLE AVEC MA PROPRE ENFANCE, DONT J'ESSAIE DE FAIRE RESURGIR
LES EMOTIONS SOUS LA FORME DE DESSINS EUX-MEMES TRES ENFANTINS. QUAND
J'AI COMMENCE "TITEUF", MON ATELIER DONNAIT SUR UN PREAU ET J'AI ETE
TRES SENSIBLE Â CETTE PETITE SOCIETE OU LES ADULTES SONT DES INTRUS.» |
A l'heure où sort "La Loi du préau ", le 9e tome de la série, tiré à 1,4
million d'exemplaires, on peut dire que cette loi, c'est désormais la tête
d'œuf de Titeuf qui la dicte. Difficile de rester sourd à l'une de ses
expressions favorites, « Pôv'naze ! » ou « C'est pô juste ' », quand Titeuf
s'affiche partout : en BD et en Bibliothèque Rose, en dessins animés et en
Game Bov, sur les cartables et les chaussettes,
et même au McDo. Zep, qui garde encore en travers de la gorge le souvenir
d'un magazine suisse qui l'avait fait poser, par photomontage, sur un tas de
billets de banque, a du mal à répondre quand on l'interroge sur les raisons
du succès : « La qualité première des Suisses, c'est la pudeur, dit-il avec
un sourire gêné, Il paraît que "Titeuf" a cassé le clivage entre la BD pour
adultes et la BD pour jeunes. Ce
que je crois, c'est que chacun peut se retrouver dans "Titeuf" parce que le
monde de l'enfance, cette antichambre de l'âge adulte, ne change qu'en
surface d'une génération à l'autre. Les questionnements, le sentiment
d'injustice et l'envie de changer le monde sont plus propres à un âge qu'à
une époque. D'ailleurs, une part de moi est bloquée à cet âge-là. » Un avis
partagé par sa compagne Hélène Bruller -
dessinatrice et coauteur avec lui du "Guide du zizi sexuel ", traité de
sexualité selon Titeuf, bientôt traduit en chinois - qui remarque que,
lorsque Zep se met à dessiner Titeuf, il se tient lui-même comme un enfant.
« Ma manière de travailler est assez régressive », répond-il en jurant qu'il
n'envoie pas d'espions dans les cours de récréation pour se rencarder, pas
plus qu'il n'a mis son propre fils de 5 ans sous cloche pour en faire un
sujet d'étude. « Je ne travaille pas avec des enfants, mais avec ma propre
enfance, dont j'essaie de faire resurgir les émotions sous la forme de
dessins eux-mêmes très enfantins. Il n'en est pas moins vrai que, lorsque
j'ai commencé "Titeuf", mon atelier dormait sur un préau, et que j'ai été
très sensible à cette petite société où les adultes sont des intrus. » Un
signe du destin, cet atelier, pour un artiste discret qui n'a pas toujours
été une poule aux œufs d'or.
A peine sorti des Arts-Déco, celui qu'on surnomme déjà Zep à cause de son
groupe de rock préféré se lance sur une « starway to heaven » qui finit en
eau de boudin : une collaboration stérile avec le sacro-saint journal «
Spirou ", des piges sans lendemain dans la presse,
et des allers-retours Genève-Paris-Bruxelles qui épuisent moral et compte en
banque. Devant le manque d'enthousiasme des éditeurs
pour ses personnages, il décided'en rester là. " Titeuf est né d'une envie
d'arrêter la BD, explique-t-il. J'étais tellement démoli que j'ai décidé de
me retrouver et de me replonger dans mes 10 ans, l'âge qui m'avait donné
envie de faire de la BD. Je me suis acheté un joli cahier, et j'ai créé
Titeuf, sans aucune contrainte éditoriale, avec une mèche, parce que j'ai
toujours trouvé fastidieux de dessiner les cheveux. " Persuadés qu'on ne
peut pas vendre à la jeunesse un personnage qui dit merde " et que les
adultes ne liront pas l'histoire d'un enfant, les éditeurs maintiennent leur
veto. Il ne correspond pas à la bible du best-seller, disent-ils.
"Aujourd'hui, ils ont du la réviser, leur bible », commente-t-il, amusé,
mais pas revanchard. En 1992, Jean-Claude Camano, directeur de collection
chez Glénat, tombe sur le fanzine au titre désespéré - "Sauve qui peut » -
où Zep a case son Titeuf. Il décèle immédiatement le potentiel du
personnage. Car la grande force de Titeuf, ce n'est pas seulement la
justesse de ses gags et sa liberté de ton, mais sa capacité à rendre compte
du monde contemporain. Leucémie, sida, couche d'ozone et spermatozoïdes, on
parle de tout dans "Titeuf ", sans moralisme niais ni racolage vulgaire.
"Titeuf se pose les mêmes questions que tous les enfants. T'ai envie qu'il
soit pour eux un compagnon aussi perdu qu'ils peuvent l'être. A 10 ans,
quand on vous dit que vous allez faire l'amour, vous trouvez ça dégueulasse.
Embrasser une fille, c'est l'horreur ! Titeuf doit les rassurer, sur la
sexualité comme sur les problèmes de la société actuelle. "
"Titeuf", outil
pédagogique ? La modestie de Zep se cabre : "- Non, car il n'apporte aucune
réponse. J'ai simplement envie qu'il participe d'une idée du monde qui me
tient à cœur. Je travaille avec Handicap international (qui fête cette année
ses 20 ans, ndlr) et, dans "Titeuf", les handicapés font partie de la BD,
naturellement, comme d'autres sujets plus graves, plus poétiques, pas
forcément drôles, mais qui mettent en question le monde dans lequel on vit.
Je rêve d'une société où tout le monde peut être inséré, une utopie que je
garde de mon enfance. " Millionnaire peut-être, mais toujours un mec bien,
ce Zep : pas étonnant qu'on lui ait demandé de travailler pour nous, le
temps d'un numéro. Tchô !
CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT pour ELLE 26 AOUT 2002