Le vent dans les saules de Michel Plessix

(Propos recueillis par Dominique Guillot dans Pavillon Rouge N°8 de janvier 2002)

Michel Plessix maître du vent

 

Avec Foutoir au manoir, Michel Plessis livre le quatrième et dernier tome de son adaptation du roman de Kenneth Grahame, Le vent dans le saules. Rencontre avec un auteur hors norme dans son appartement rennais.

 

C'est au fond d'une courette, dans la partie médiévale de la ville qui a résisté au grand incendie de 1720, que se niche la tanière de notre
dessinateur. On y accède par un superbe escalier de bois hélicoïdal ouvragé. Surprise... Le petit appartement, plutôt sombre, contraste avec l'atelier imaginé pour un coloriste aussi lumineux. À côté d'une cheminée, calée par quelques bouquins, une petite planche à dessin se dresse sur une table, sous l'éclairage de l'une des fenêtres.
Après quatre mois de travail intensif et une fois l'ensemble de ses planches livrées à son éditeur, l'auteur s'adonne aujourd'hui aux joies du ménage et des soirées TV tardives. Ne lui reste plus qu'à réaliser les illustrations... pour la couverture de Pavillon Rouge.
Démarrage de l'entretien en douceur. Premiers mots enregistrés sur la bande du petit reporter, à 14h30 : « Je ne suis pas encore bien réveillé ! » Le café est apprécié et la conversation illustrée par de nombreux dessins, ceux de l'enfance et des albums d'aujourd'hui.


La Bande Dessinée, tu es tombé dedans lorsque tu étais petit ?
Effectivement. En maternelle, je réalisais des petits personnages en pâte à modeler avec lesquels je racontais des histoires. Puis en primaire, comme je savais parfaitement lire et écrire, j'ai pris un an d'avance. Étant de la fin de l'année, j'avais presque deux ans de décalage avec mes petits camarades. Une différence que j'ai meublée par des dessins et d'autres histoires. Je n'avais pas 7 ans lorsque j'ai créé mes premières BD. En 1966, j'adaptais des fables de Jean de La Fontaine avec
un prologue ou un épilogue inventé. Mon premier « album » (une succession de carrés de 2 x 2 cm, découpés dans un cahier d'écolier, relie par une agrafe, pieusement conservés par les parents ! ndlr), c'était Mimi et Coco au Far-West en 1967. Le dessin, pas bon, laissait apparaître du caractère et de la personnalité. Dans l'album des 10 ans de Delcourt, je racontais l'histoire d'un gamin de cet âge qui dessinait dans la cour de récré. C'était son moyen d'exister. J'avais replacé mes dessins là-dedans. Comme lui, je les montrais à l'école, pour jouir d'un domaine dans lequel on me respectait.


Comment cette créativité a-t-elle fructifié?
J'ai continué à dessiner, en essayant de comprendre comment c'était fait. Je lisais les Tintin de ma sœur. Et puis il y a eu le Journal de Mickey (avec Guy l'Éclair !), Astérix, Lucky Luke... Je ne comprenais pas tous les textes, mais je m'apercevais que l'histoire se suivait uniquement avec les dessins. De même, je lisais beaucoup. À 13 ans, j'étais plongé dans la série complète des romans de Conan Doyie. J'étais aussi - et suis toujours - fasciné par le dessin animé et les dessins d'illustration.

 

 

Biographie : Parcours d'auteur

Michel Plessix naît à Saint Malo - "dans la même clinique que Jean-Charles Kraehn" - le 10 novembre 1959, d'un père originaire de Saint-Cast et d'une maman du sud de la Manche. Cette dernière exerçait la profession d'infirmière, avant de devenir mère au foyer. Papa fut d'abord instituteur puis, pour nourrir la famille (Michel et sa sœur aînée) devint inspecteur des impôts ("ce qui m'a dégoûté du travail de bureau").
Le dessinateur vit jusqu'à son adolescence au bord de mer, puis après les années lycée et un Bac D (scientifique), rejoint Rennes, la capitale bretonne, pour suivre des études de médecine. Bilan : une année sérieuse avant de "s'étaler au concours de très peu. L'année de repiquage fût démotivante. J'avais un grand intérêt pour la discipline, mais pas pour la forme des études et encore moins pour la mentalité des étudiants !"

La biologies, la génétique et surtout l'éthologie, sciences qui le motivaient vraiment, demeuraient très récentes à l'époque pour donner lieu à un enseignement spécifique. " D'où la médecine. Sinon, je serais allé au bout de mes études... mais j'aurais quand même fait de la BD!" Un métier dans lequel Michel Plessix se professionnalise après un passage, rapide, par les Arts Plastiques et quelques années de petits boulots.


À 12 ans, j'ai découvert une collection Marabout sur les métiers : comment devient-on ébéniste, électricien, plombier... et créateur de BD ! Dans des entretiens, Franquin et Jijé expliquaient toutes les ficelles : les plans, le traçage de portée pour avoir un texte bien droit... Le tout avec une superbe iconographie. Ça m'a permis de dépasser le travail instinctif, de nommer les choses. J'ai aussi appris que c'était un métier et j'ai pu dire à mes parents : "Voilà, c'est ça que je veux faire. " Je ne suis d'ailleurs pas le seul à avoir été marqué par ce bouquin. Il a constitué un déclic pour toute une génération.


Le pas vers le professionnalisme ?
À 16 ans, j'ai découvert que Jean-Claude Fournier, dessinateur de Spirou, habitait à Rennes. J'ai cherché son nom dans l'annuaire et l'ai appelé, tout tremblant. J'ai réussi à aligner trois mots pour obtenir un rendez-vous. Je lui ai présenté mes petits dessins, qu'il n'a pas trouvés entièrement mauvais ! Après mon Bac, il m'a proposé de passer le voir plus régulièrement. Au cours de ma seconde année de fac, je passais au moins trois après-midi par semaine chez lui. Jean-Luc Hiettre, qui travaillait pour Spirou, en était aussi.
J'ai ensuite réalisé quelques illustrations et collaboré, de loin, car je faisais un complexe d'infériorité, à Frilouz, un journal de BD édité en Bretagne. Je démarchais parallèlement les éditeurs (Tintin, Spirou, Glénat, Pilote...), avec des histoires courtes. Mais toujours, un truc ne collait pas. C'était une époque de galères et de temps perdu à retravailler, à payer des aller-retours pour Paris... Puis, j'ai rencontré à "M'enfin" une librairie rennaise, un type barbu, habillé tout en noir, avec des queues de renards : Pierre Dubois ! m'a proposé un scénario sur lequel Isabelle Rabarot avait fait des essais de mise en couleurs. Le projet fut présenté chez Milan, où l'histoire a été trouvée trop adulte. Mais le dessin les intéressait. Ils m'ont soumis une liste de scénaristes avec lesquels j'aurais pu tenter quelque chose. Parmi eux, il y avait Dieter que j'avais rencontré au festival de Saint-Malo. Nous avons donc créé ensemble Julien Boisvert, jeune attaché d'ambassade en Indonésie. Refusé ! Nous avons réécrit l'histoire. L'attaché a disparu au profit d'un petit mousse embarqué sur un bateau. La Déesse aux yeux de jade était née.


Cet album t'as permis de t'affirmer ? de faire évoluer ton travail ?
Cette BD a bien marché et a marqué lecteurs et professionnels. Mais Milan, qui devait éditer une série, a changé de politique et les conditions ne nous intéressaient plus. Avec Dieter, nous avons alors travaillé sur Neékibo, une histoire unique présentée chez Dupuis. Parallèlement, nous avions fait la connaissance de Guy Delcourt au festival de Saint-Malo. Il était aussi amateur dans l'édition que nous dans le dessin et le scénario ! Mais il a tout de suite voulu notre histoire. Vu la réponse floue de Dupuis, nous avons débuté Les Aventures de Julien Boisvert ensemble ; le « Tintin des temps modernes », selon la formule de François Capuron, qui voulait marquer les journalistes.
 

 

Au début, le dessin était plutôt humoristique. Un style, à l'époque, bien vu ni des lecteurs, ni des librairie, ni des éditeurs. Je sentais une pression vers plus de réalisme. Or, dans le domaine, j'ai des manques : en dessin académique, en construction anatomique... J'ai donc évolué. Mais à la fion de Boisvert, il y a encore des petites erreurs. Je ne retournerai jamais vers ce dessin-là. La narration est intéressante, mais des faiblesses fondamentales sont masquées par des détails ou des mouvements.

 

Quelle était la méthode de travail de votre duo ?
Nous écrivions l'histoire à quatre mains. Dieter s'occupait ensuite du chemin de fer, du rythme, du découpage en séquences. Puis nous développions ensemble chaque séquence. Dieter écri
vait les dialogues et je procédais au découpage graphique, au choix des plans, du langage cinématographique... Nous échangions constamment sur les choix de chacun. Le cinéma semble très présent dans ton approche de la BD. J'aime introduire dans la narration des mouvements cinématographiques. Mon cadrage d'une image est effectivement plus proche du cinéma ou de la photo, que de la bande dessinée franco-belge classique, avec beaucoup de plans américains. Cette formule est très efficace, mais j'ai toujours eu envie de faire autre chose de dynamiser la BD. À 16 ans, mon ambition était de faire du Spirou ou du Tintin, avec des cadrages et une narration réaliste. Sans être Giraud !


Julien Boisvert était un voyageur. Avez-vous travaillé sur le terrain ?
L'action du premier tome se déroule dans l'Afrique sud-saharienne où j'ai effectivement voyagé. J'ai donc travaillé les décors de mémoire, car je ne prends pas de photo. L'absence d'appareil oblige à regarder plus longtemps pour comprendre les choses et les imprimer.
Pour le deuxième épisode, nous voulions que Julien se repose. Dieter souhaitait l'envoyer en Suisse où je ne m'étais jamais rendu. J'ai donc proposé un autre endroit, très calme... les île anglo-normandes. Nous y avons effectué un repérage de quelques jours avec Isabelle. Le Mexique du tome 3 par contre est complètement bidon. Je me suis beaucoup documenté, en mélangeant allègrement le nord et le sud. Cette série a acquis rapidement une bonne réputation chez les lecteurs, les libraires et les auteur. C'est agréable ensuite, de se sentir appartenir à une famille.

 

Encyclo : Adaptation

En 1949, les studios Disney réalisent une adaptation de The Wind in the Willows. Une version qui n'a pas su garder l'esprit du roman, contrairement aux dessin animés de la BBC qui avaient adjoint la suite The Willows in the Winter de William Horwood. Pour l'anecdote, Ernest Shepard, créateur de Winnie l'ourson, avait imaginé une première version du Vent dans les Saules en 1931.

L'adaptation en bande dessinée de Michel Plessix est aujourd'hui traduite en 9 langues : anglais, allemand, italien, portugais, suédois, norvégien, danois, coréen et chinois !

 

Après cette expérience collective couronnée de succès, pourquoi poursuivre sur un travail en solitaire et sur une adaptation ?
J'ai toujours désire travailler seul. Je me sentais prêt. Auparavant, je dessinais. Avec Dieter, j'ai approché le scénario. Il restait la couleur, que j'avais toujours souhaité pratiquer. Mais entre 20 et 30 ans, je ne me voyais pas travailler sur plusieurs tableaux : dessin, narration, dialogue, couleurs. Cela faisait beaucoup trop d'un coup. J'aime progresser pas à pas. Je suis un l-e-n-t ! Boisvert s'arrêtait, c'était l'occasion.


Tu ne t'es pas pourtant pas attelé à un scénario personnel. Comment la rencontre avec l'œuvre de Kenneth Grahame s'est-elle produite ?
Cette histoire a commencé très tôt, alors que j'avais 8 ans. Avec l'école, nous avions été au cinéma et en pré-programme (à l'époque, un petit film précédait toujours le grand), était projeté un dessin animé de Disney... avec un crapaud, un blaireau, un rat et une taupe. Dans cette adaptation du Vent dans les Saules, on voit Crapaud s'échapper de sa maison, entrer dans une auberge, faire affaire avec des belettes autour de la voiture. Puis, clap... un cut et on passe au procès. Cette rupture dans la narration linéaire m'avait profondément marquée. Je m'y trouvais confronté pour la première fois.
J'ai en vain recherché ce film. En 1992 ou 93, Loïc Jouannigot, un copain illustrateur pour enfants, me dit : « Je connais ce dessin animé. Il est adapté de tel roman et j'en ai une cassette. Mais le roman est beaucoup mieux. » J'ai alors retrouvé avec plaisir ce truc que je n'avais pas revu depuis 25 ans. J'ai lu l'oeuvre de Kenneth Grahame. Elle dégageait effectivement une poésie absente du dessin animé. Elle recelait tout ce que je rêvais de raconter depuis des années. Mais c'était quelqu'un d'autre qui l'avait écrit, presque 100 ans auparavant !
Au cours de ma lecture, j'avais réalisé quelques crobards pour me fixer un imaginaire. Un copain anglais (que l'on aperçoit dans le premier Boisvert), passe chez moi et reconnaît de suite les personnages de ces lectures d'enfance. Pour les anglais. Le Vent dans les Saules c'est comme Le Petit Prince ou les romans de Jules Vernes en France. Ashley me dit : «J'aime bien ta vision des personnages. Si un jour tu as envie de faire l'adaptation, tu as l'autorisation d'un petit anglais qui a rêvé là-dessus. » Ça a été le déclic.

 

Qu'en a-t-il été pour les droits d'auteurs ?

Au début, l'œuvre appartenait au domaine public. Mais à la suite du premier tome, une harmonisation du droit européen nous a obligés à rechercher les ayants-droits, à savoir l'université d'Oxford. Ils étaient très gourmands. Il a fallu leur expliquer que ce n'était pas le cinéma ! Qu'il y avait un travail d'adaptation et d'écriture. Après, je n'ai plus eu de rapport avec eux.


Comment as-tu ensuite procédé ? Es-tu parti des crayonnés de tes lectures ?
Ils m'ont servi de base. Pour le personnage de Taupe, je l'avais même modelé afin de trouver son centre d'équilibre. Il me paraissait bizarre tel que je le dessinais : grand nez et dos droit. En volume, il tombait toujours en avant ! Il a fallu que je déplace son cul vers l'arrière pour lui donner une cohérence. Je travaille par ailleurs beaucoup mes crayonnés. Le crapaud, par exemple, était plus grenouille au début. J'ai regardé des photos, des documentaires animaliers et je me suis rap

pelé de mes courses aux reinettes dans les prés, quand j'étais gamin. Mon rat par contre n'est pas très réaliste. Normalement, ce devrait être un ragondin ou un campagnol. J'en ai fait un autre personnage, plus British.


Quelle a été ta méthode de travail par rapport au livre lui-même. Lui es-tu resté strictement fidèle ?
Le roman était découpé en 12 chapitres. J'en ai gardé trois par album, pour quatre tomes. Un seul n'a pas été utilisé. Il me paraissait trop à part dans le récit (la rencontre de Rat, avec un rat marin qui le fait rêver de voyages). Cela se passait pendant l'évasion de Crapaud, cet épisode n'avait pas grand intérêt dans le déroulement de l'histoire, et coupait un peu le rythme. En plus, je vois Rat comme un personnage très pantouflard, attaché à sa maison. Mais cela me servira peut-être plus tard, comme point de départ à un second cycle.

 

Tu es pourtant arrivé à la fin du roman.
Oui, mais je conclus le quatrième tome par un post-scriptum dans lequel j'introduis ce rat voyageur. Faire l'impasse sur cet épisode m'a permis de récupérer de la place. La reconquête du château de Crapaud, envahi par les belettes, est en effet évoquée brièvement dans le roman. Or, dans le tome 4, je souhaitais montrer un peu de bagarre et développer l'action.

Globalement, ma méthode consistait à reprendre chaque chapitre, le résumer succinctement et l'annoter, de façon très scolaire. Je m'attachais à déceler les intentions de l'auteur, ce qu'il avait voulu créer en écrivant de telle manière. Je cherchais ensuite comment le transcrire en image. Par exemple, dans le tome 1, Taupe se balade dans la nature au début de l'hiver. Dans le roman, cette description apparaît très érotique. Plutôt que de traiter cet érotisme par les mots, je l'ai abordé graphiquement... en intégrant le tableau de Courbet L'Origine du Monde ! Caché, car il ne s'agissait pas de choquer. L'important n'est pas de voir, mais de ressentir inconsciemment l'ambiance sensuelle entre Taupe et la féminité de la nature qui l'entoure se met à nu, perd sa brillance et son feuillage. Comme dans le roman. Le travail d'adaptation passait donc avant tout par ces repérages des intentions de l'auteur. Je refermais ensuite le bouquin, le mettais de côté et développais mon petit résumé, en sachant que je disposais d'une dizaine de pages pour développer chaque chapitre.

Et pour les dialogues ?
J'ai été obligé d'en recréer, même si j'ai eu recours à un style narratif. Il permet un raccourci dans le temps. C'est en plus un bon moyen d'exprimer des impressions, des sensations des personnages, difficiles à rendre par le dessin ou la bulle de pensée, que je n'ai jamais aimée. Il permettait aussi de prendre un peu de distance par rapport à ce qui est raconté. De me moquer de mes personnages, de ce qu'ils vivent, ou au contraire, d'être plus proche d'eux.

Ce travail d'adaptation, l'as-tu réalisé d'un seul jet ?
Non, tome par tome. Je savais quels chapitres seraient abordés par tome et j'avais même fait les roughs des 3 premières couvertures. Tout était très précis dans ma tête, lu plusieurs fois le bouquin. Une première lecture avant de savoir que j'allais l'adapter. Une seconde lorsque j'ai décidé de le faire. Puis une autre, morcelée, au fur et à mesure. Je me suis d'abord replongé dans l'ambiance. Après, l'approche était plus technique. Il a fallu créer mon univers du Vent dans les Saules, avant de pouvoir regarder ce que les autres avaient fait.

Le travail a-t-il été totalement solitaire, ou y a-t-il eu des retours, des échange ?
J'avais envoyé tout le découpage du premier tome à Guy Delcourt pour avoir son accord. Idem pour le deuxième. Je les avais aussi me
très à Loïc Jouannigot. Il a même prêté son crayon au carnet de Taupe. Je lui envoyais des photocopies avec quelques indications précises
tout en lui laissant une grande liberté d'action. C'est un ami et j'aime son regard sur la peinture et l'illustration.

Parallèlement au cinéma, la peinture semble effectivement avoir une place importante dans ton univers.
Je l'ai découverte en débutant Le Vent dans les Saules. Auparavant, je ne la comprenais pas tellement. Dans une toile, j'étais beaucoup plus attiré par le dessin que par le véritable travail de peintre. Seuls Monet et Gauguin m'émouvaient. Je me suis plongé dedans lorsque j'ai voulu me mettre à la couleur. Et du coup, j'ai semé quelques citations dans mon adaptation : le Déjeuner sur l'herbe de Manet selon une oeuvre de Monet, un Van Gogh, un Klimt... On les trouve dans le tome 1, alors que Taupe se balade dans la nature et que ce qu'il voit «vaut tous les tableaux du monde».

 

Kenneth Grahame
Né le 8 mars 1859 à Edimbourg, cet Ecossais est aujourd'hui considéré comme l'un des maîtres de la littérature enfantine. Auteur du Vent dans les saules, paru en 1908, il est également connu pour L'Age d'or et les Jours de rêve. Il décède le 6 juillet 1932.

L'Origine du Monde, par contre, est une œuvre très étonnante. Elle est plus réaliste qu'une photo, plus dérangeante. Si mes sources sont exactes, elle avait été commandée par un érotomane turc qui la cachait derrière un autre. Le dernier propriétaire, le psychanalyste Jacques Lacan, agissait de même.

Cet érotisme était-il vraiment très présent dans le roman ? A-t-il fallu le gommer ?

Non. Je ne suis d'ailleurs pas d'accord pour gommer. Je n'aime pas les romans pour enfants aseptisés. Je suis plus proche du conte traditionnel, de l'histoire racontée à la veillée, devant toute la famille, avec plusieurs niveaux de lecture pour intéresser tous les âges. Les choses ne sont pas forcément comprises, mais ressenties. C'est ainsi que l'on se construit.

 

Depuis 1995, tu travailles uniquement sur Le Vent dans les Saules. Comment ces années se sont-elles organisées ?
Je travaille par à-coups. Je suis incapable de soutenir un effort car j'ai besoin de m'immerger totalement dans ce que je fais. Pour le travail de découpage par exemple, j'ai été m'isoler au Maroc, à Essaouira.

Je commence par mettre en place les textes. Une page est composée par le décor, les personnages et l'emplacement des bulles. C'est très important. Tout cela doit être fluide. Apres un mois de
travail, je rentre avec tout un album story-boardé, à mettre au propre. Tout est dessiné, dialogué à la virgule prêt, il n'y a plus rien à changer. C'est un travail très intensif.

De retour, entre les festivals, les dédicaces... je mets un peu de temps avant de me remettre à la première page ! Puis, j'agrandis mes story-boards (5 x 7 cm à l'origine) en photocopies A3. Elles me servent de base à un crayonné, que je réalise par transparence, avec un papier Canson blanc. Ensuite, grande nouveauté sur cette série, je n'ai pas travaillé à l'encre. Je tiens en effet mes crayons bizarrement (avec tous mes doigts et ce n'est donc pas le poignet qui travaille). À cette étape, cela me pose un problème. Je ne suis jamais satisfait de mon encrage, car il n'a pas d'énergie. J'utilise donc désormais une photocopieuse, très précise, destinée au tirage des plans d'architecte. Cette machine réalise l'encrage à ma place ! Après, je pose mes couleurs sur les bleus, les épreuves, au format de parution.


Et les couleurs ?
De l'aquarelle avec, très exceptionnellement, du pastel sec pour récupérer. En 15 ans, avant Le Vent dans les Saules, je n'avais dû réaliser que 5 illustrations à l'aquarelle. J'ai donc potassé quelques bouquins et passé plusieurs mois à faire des essais, à comprendre comment cela marchait. J'avais envie d'explorer et j'avais des idées très précises. Je ne sais pas si l'y suis arrivé, mais on sent une évolution, ne serait-ce que dans le premier tome. La fin est beaucoup plus cohérente que le début. Je ne suis pas forcément très fier de
tout dans le premier chapitre ! Par contre, je suis particulièrement content des couleurs dans le deuxième et le quatrième tome. Sans jamais l'être à 100%, car je reste un auteur étonnamment insatisfait Je me sens toujours perfectible et éprouve le sentiment de passer à côté du rêve initial. Paradoxalement, cela me donne envie de continuer !


Qu'est-ce qui touchait justement Michel Plessix dans Le Vent dans les Saules : l'ode à la nature, l'hédonisme, les valeurs
humaines, la critique du progrès ?


Ce n'est pas une critique dur progrès. Blaireau en critique certes les effets pervers. Mais tous les personnages ne le suivent pas. Dans les personnages de BD, on met un peu de soi, en poussant les choses. Quand Jacob créé Olrik, c'est une part de lui déformé, poussée à l'extrême. Pour les héros, c'est pareil. On n'est pas bon comme ses héros !


Ce qui m'intéressait surtout, c'était cet hédonisme, ce rapport mystique à la Nature, au plaisir du quotidien. Les petits bonheurs. Le bon-
heur n'existe pas. Et tant mieux car je pense que l'on s'ennuierait. Mais les petites choses, si. C'est ce dont parle Wim Wenders dans Les Ailes du désir, quand l'ange devient humain. Il découvre la sensation du café chaud, que l'on boit lorsqu'il fait froid. C'est ça être vivant. Les petits instants qui font que, si l'on sait bien les goûter, les saisir, on se sent en communion avec le reste du monde. C'est une idée de l'harmonie totale, de la sensation d'appartenir à un grand tout, sans idée de Dieu. Des moments de grâce que l'on aimerait éternel, mais qui, heureusement, ne le sont pas. Ils demeurent d'autant plus précieux. J'ai toujours souhaité parler de ces choses-là.


C'est pour cela que cette BD destinée au jeune public séduit aussi les adultes ?
Mais ce n'est pas une BD strictement Jeunesse. D'ailleurs, le terme n'apparaît pas sur la couverture. En fait, je ne pose pas la question du
public. Je me raconte des histoires à moi, en faisant juste attention à ce qu'il n'y ait rien de provocateur. Sans me mettre des interdits. Les enfants qui me lisent ne sont pas idiots. S'ils ne comprennent pas, ils ressentent. En grandissant, à la relecture, des choses se révéleront.


Jeune ou adulte, le public a patienté deux ans entre les deux derniers tomes. Ce fut long !
Certes et |e visais plutôt un an et demi. Mais en même temps je ne travaille pas pour une date de sortie. Perfectionniste, je me donne les moyens d'aller au fond des choses. J'ai par exemple passé un mois sur des couvertures dont je n'étais pas satisfait. Comme Tintin ou Astérix pour certains, je souhaitais créer une bande dessinée de référence pour une génération. Cela demande du temps.

 

Propos recueillis par Dominique Guillot.