Michel Plessix maître du vent
Avec Foutoir au manoir, Michel
Plessis livre le quatrième et dernier tome de son adaptation du roman de Kenneth
Grahame, Le vent dans le saules. Rencontre avec un auteur hors norme dans son
appartement rennais.
C'est au fond d'une courette,
dans la partie médiévale de la ville qui a résisté au grand incendie de
1720, que se niche la tanière de notre
dessinateur. On y accède par un superbe escalier de bois hélicoïdal
ouvragé. Surprise... Le petit appartement, plutôt sombre, contraste avec
l'atelier imaginé pour un coloriste aussi lumineux. À côté d'une cheminée,
calée par quelques bouquins, une petite planche à dessin se dresse sur une
table, sous l'éclairage de l'une des fenêtres.
Après quatre mois de travail intensif et une fois l'ensemble de ses
planches livrées à son éditeur, l'auteur s'adonne aujourd'hui aux joies du
ménage et des soirées TV tardives. Ne lui reste plus qu'à réaliser les
illustrations... pour la couverture de Pavillon Rouge.
Démarrage de l'entretien en douceur. Premiers mots enregistrés sur la
bande du petit reporter, à 14h30 : « Je ne suis pas encore bien réveillé !
» Le café est apprécié et la conversation illustrée par de nombreux
dessins, ceux de l'enfance et des albums d'aujourd'hui.
La Bande Dessinée, tu es tombé dedans lorsque tu étais petit ?
Effectivement. En maternelle, je réalisais des petits personnages en pâte à
modeler avec lesquels je racontais des histoires. Puis en primaire, comme je
savais parfaitement lire et écrire, j'ai pris un an d'avance. Étant de la fin de
l'année, j'avais presque deux ans de décalage avec mes petits camarades. Une
différence que j'ai meublée par des dessins et d'autres histoires. Je n'avais
pas 7 ans lorsque j'ai créé mes premières BD. En 1966, j'adaptais des fables de
Jean de La Fontaine avec
un prologue ou un épilogue inventé. Mon premier « album » (une succession de
carrés de 2 x 2 cm, découpés dans un cahier d'écolier, relie par une agrafe,
pieusement conservés par les parents ! ndlr), c'était Mimi et Coco au Far-West
en 1967. Le dessin, pas bon, laissait apparaître du caractère et de la
personnalité. Dans l'album des 10 ans de Delcourt, je racontais l'histoire d'un
gamin de cet âge qui dessinait dans la cour de récré. C'était son moyen
d'exister. J'avais replacé mes dessins là-dedans. Comme lui, je les montrais à
l'école, pour jouir d'un domaine dans lequel on me respectait.
Comment cette créativité a-t-elle fructifié?
J'ai continué à dessiner, en essayant de comprendre comment c'était fait. Je
lisais les Tintin de ma sœur. Et puis il y a eu le Journal de Mickey (avec Guy
l'Éclair !), Astérix, Lucky Luke... Je ne comprenais pas tous les textes, mais
je m'apercevais que l'histoire se suivait uniquement
avec les dessins. De même, je lisais beaucoup. À 13 ans, j'étais plongé
dans la série complète des romans de Conan Doyie. J'étais aussi - et suis
toujours - fasciné par le dessin animé et les dessins d'illustration.
Biographie
: Parcours d'auteur
Michel Plessix
naît à Saint Malo - "dans la même clinique que Jean-Charles Kraehn" - le
10 novembre 1959, d'un père originaire de Saint-Cast et d'une maman du sud
de la Manche. Cette dernière exerçait la profession d'infirmière, avant de
devenir mère au foyer. Papa fut d'abord instituteur puis, pour nourrir la
famille (Michel et sa sœur aînée) devint inspecteur des impôts ("ce qui
m'a dégoûté du travail de bureau").
Le dessinateur vit jusqu'à son adolescence au bord de mer, puis après les
années lycée et un Bac D (scientifique), rejoint Rennes, la capitale
bretonne, pour suivre des études de médecine. Bilan : une année sérieuse
avant de "s'étaler au concours de très peu. L'année de repiquage fût
démotivante. J'avais un grand intérêt pour la discipline, mais pas pour la
forme des études et encore moins pour la mentalité des étudiants !"
La biologies, la
génétique et surtout l'éthologie, sciences qui le motivaient vraiment,
demeuraient très récentes à l'époque pour donner lieu à un enseignement
spécifique. " D'où la médecine. Sinon, je serais allé au bout de mes
études... mais j'aurais quand même fait de la BD!" Un métier dans lequel
Michel Plessix se professionnalise après un passage, rapide, par les Arts
Plastiques et quelques années de petits boulots. |
À 12 ans, j'ai découvert une collection Marabout sur les métiers : comment
devient-on ébéniste, électricien, plombier... et créateur de BD ! Dans des
entretiens, Franquin et Jijé expliquaient toutes les ficelles : les plans, le
traçage de portée pour avoir un texte bien droit... Le tout avec une superbe
iconographie. Ça m'a permis de dépasser le travail instinctif, de nommer les choses.
J'ai aussi appris que c'était un métier et j'ai pu dire à mes parents : "Voilà,
c'est ça que je veux faire. " Je ne suis d'ailleurs pas le seul à avoir été
marqué par ce bouquin. Il a constitué un déclic pour toute une génération.
Le pas vers le professionnalisme ?
À 16 ans, j'ai découvert que Jean-Claude Fournier, dessinateur de Spirou,
habitait à Rennes. J'ai cherché son nom dans l'annuaire et l'ai appelé, tout
tremblant. J'ai réussi à aligner trois mots pour obtenir un rendez-vous. Je lui
ai présenté mes petits dessins, qu'il n'a pas trouvés entièrement mauvais !
Après mon Bac, il m'a proposé de passer le voir plus régulièrement. Au cours de
ma seconde année de fac, je passais au moins trois après-midi par semaine chez
lui. Jean-Luc Hiettre, qui travaillait pour Spirou, en était aussi.
J'ai ensuite réalisé quelques illustrations et collaboré, de loin, car je
faisais un complexe d'infériorité, à Frilouz, un journal de BD édité en
Bretagne. Je démarchais parallèlement les éditeurs (Tintin, Spirou, Glénat,
Pilote...), avec des histoires courtes. Mais toujours, un truc ne collait pas.
C'était une époque de galères et de temps perdu à retravailler, à payer des
aller-retours pour Paris... Puis, j'ai rencontré à "M'enfin" une librairie
rennaise, un type barbu, habillé tout en noir, avec des queues de renards :
Pierre Dubois ! m'a proposé un scénario sur lequel Isabelle Rabarot avait fait
des essais de mise en couleurs. Le projet fut présenté chez Milan, où l'histoire
a été trouvée trop adulte. Mais le dessin les intéressait. Ils m'ont soumis une
liste de scénaristes avec lesquels j'aurais pu tenter quelque chose. Parmi eux,
il y avait Dieter que j'avais rencontré au festival de Saint-Malo. Nous avons
donc créé ensemble Julien Boisvert, jeune attaché d'ambassade en Indonésie.
Refusé ! Nous avons réécrit l'histoire. L'attaché a disparu au profit d'un petit
mousse embarqué sur un bateau. La Déesse aux yeux de jade était née.
Cet album t'as permis de t'affirmer ? de faire évoluer ton travail ?
Cette BD a bien marché et a marqué lecteurs et professionnels. Mais Milan, qui
devait éditer une série, a changé de politique et les conditions ne nous
intéressaient plus. Avec Dieter, nous avons alors travaillé sur Neékibo, une
histoire unique présentée chez Dupuis. Parallèlement, nous avions fait la
connaissance de Guy Delcourt au festival de Saint-Malo. Il était aussi amateur
dans l'édition que nous dans le dessin et le scénario ! Mais il a tout de suite
voulu notre histoire. Vu la réponse floue de Dupuis, nous avons débuté Les
Aventures de Julien Boisvert ensemble ; le « Tintin des temps modernes », selon
la formule de François Capuron, qui voulait marquer les journalistes.
Au début, le dessin était plutôt
humoristique. Un style, à l'époque, bien vu ni des lecteurs, ni des librairie,
ni des éditeurs. Je sentais une pression vers plus de réalisme. Or, dans le
domaine, j'ai des manques : en dessin académique, en construction anatomique...
J'ai donc évolué. Mais à la fion de Boisvert, il y a encore des petites erreurs.
Je ne retournerai jamais vers ce dessin-là. La narration est intéressante, mais
des
faiblesses fondamentales sont masquées par des détails ou des mouvements.
Quelle était la méthode de travail de votre duo ?
Nous écrivions l'histoire à quatre mains. Dieter s'occupait ensuite du chemin de
fer, du rythme, du découpage en séquences. Puis nous développions ensemble
chaque séquence. Dieter écrivait les dialogues et je procédais au
découpage graphique, au choix des plans, du langage cinématographique... Nous
échangions constamment sur les choix de chacun. Le cinéma semble très présent
dans ton approche de la BD. J'aime introduire dans la narration des mouvements
cinématographiques. Mon cadrage d'une image est effectivement plus proche du
cinéma ou de la photo, que de la bande dessinée franco-belge classique, avec
beaucoup de plans américains. Cette formule est très efficace, mais j'ai
toujours eu envie de faire autre chose de dynamiser la BD. À 16 ans, mon
ambition était de faire du Spirou ou du Tintin, avec des cadrages et une
narration réaliste. Sans être Giraud !
Julien Boisvert était un voyageur. Avez-vous travaillé sur le terrain ?
L'action du premier tome se déroule dans l'Afrique sud-saharienne où j'ai
effectivement voyagé. J'ai donc travaillé les décors de mémoire, car je ne
prends pas de photo. L'absence d'appareil oblige à regarder plus longtemps pour
comprendre les choses et les imprimer.
Pour le deuxième épisode, nous voulions que Julien se repose. Dieter souhaitait
l'envoyer en Suisse où je ne m'étais jamais rendu. J'ai donc proposé un autre
endroit, très calme... les île anglo-normandes. Nous y avons effectué un
repérage de quelques jours avec Isabelle. Le Mexique du tome 3 par contre est
complètement bidon. Je me suis beaucoup documenté, en mélangeant allègrement le
nord et le sud. Cette série a acquis rapidement une bonne réputation chez les
lecteurs, les libraires et les auteur. C'est agréable ensuite, de se sentir
appartenir à une famille.
Encyclo : Adaptation
En 1949, les studios Disney
réalisent une adaptation de The Wind in the Willows. Une version qui n'a pas
su garder l'esprit du roman, contrairement aux dessin animés de la BBC qui
avaient adjoint la suite The Willows in the Winter de William Horwood. Pour
l'anecdote, Ernest Shepard, créateur de Winnie l'ourson, avait imaginé une
première version du Vent dans les Saules en 1931.
L'adaptation en bande dessinée de
Michel Plessix est aujourd'hui traduite en 9 langues : anglais, allemand,
italien, portugais, suédois, norvégien, danois, coréen et chinois ! |
Après cette expérience
collective couronnée de succès, pourquoi poursuivre sur un travail en solitaire
et sur une adaptation ?
J'ai toujours désire travailler seul. Je me sentais prêt. Auparavant, je
dessinais. Avec Dieter, j'ai approché le scénario. Il restait la couleur, que
j'avais toujours souhaité pratiquer. Mais entre 20 et 30 ans, je ne me voyais
pas travailler sur plusieurs tableaux : dessin, narration, dialogue, couleurs.
Cela faisait beaucoup trop d'un coup. J'aime progresser pas à pas. Je suis un
l-e-n-t ! Boisvert s'arrêtait, c'était l'occasion.
Tu ne t'es pas pourtant pas attelé à un scénario personnel. Comment la
rencontre avec l'œuvre de Kenneth Grahame s'est-elle produite ?
Cette histoire a commencé très tôt, alors que j'avais 8 ans. Avec l'école, nous
avions été au cinéma et en pré-programme (à l'époque, un petit film précédait
toujours le grand), était projeté un dessin animé de Disney... avec un crapaud,
un blaireau, un rat et une taupe. Dans cette adaptation du Vent dans les Saules,
on voit Crapaud s'échapper de sa maison, entrer dans une auberge, faire affaire
avec des belettes autour de la voiture. Puis, clap... un cut et on passe au
procès. Cette rupture dans la narration linéaire m'avait profondément marquée.
Je m'y trouvais confronté pour la première fois.
J'ai en vain recherché ce film. En 1992 ou 93, Loïc Jouannigot, un copain
illustrateur pour enfants, me dit : « Je connais ce dessin animé. Il est adapté
de tel roman et j'en ai une cassette. Mais le roman est beaucoup mieux. » J'ai
alors retrouvé avec plaisir ce truc que je n'avais pas revu depuis 25 ans. J'ai
lu l'oeuvre de Kenneth Grahame. Elle dégageait effectivement une poésie absente
du dessin animé. Elle recelait tout ce que je rêvais de raconter depuis des
années. Mais c'était quelqu'un d'autre qui l'avait écrit, presque 100 ans
auparavant !
Au cours de ma lecture, j'avais réalisé quelques
crobards pour me fixer un imaginaire. Un copain anglais (que l'on aperçoit
dans le premier Boisvert), passe chez moi et reconnaît de suite les personnages
de ces lectures d'enfance. Pour les anglais. Le Vent dans les Saules c'est comme
Le Petit Prince ou les romans de Jules Vernes en France. Ashley me dit : «J'aime
bien ta vision des personnages. Si un jour tu as envie de faire l'adaptation, tu
as l'autorisation d'un petit anglais qui a rêvé là-dessus. » Ça a été le déclic.
Qu'en a-t-il été pour les
droits d'auteurs ?
Au début, l'œuvre appartenait au
domaine public. Mais à la suite du premier tome, une harmonisation du droit
européen nous a obligés à rechercher les ayants-droits, à savoir l'université
d'Oxford. Ils étaient très gourmands. Il a fallu leur expliquer que ce n'était
pas le cinéma ! Qu'il y avait un travail d'adaptation et d'écriture. Après, je
n'ai plus eu de rapport avec eux.
Comment as-tu ensuite procédé ? Es-tu parti des crayonnés de tes lectures
?
Ils m'ont servi de base. Pour le personnage de Taupe, je l'avais même modelé
afin de trouver son centre d'équilibre. Il me paraissait bizarre tel que je le
dessinais : grand nez et dos droit. En volume, il tombait toujours en avant ! Il
a fallu que je déplace son cul vers l'arrière pour lui donner une cohérence. Je
travaille par ailleurs beaucoup mes crayonnés. Le crapaud, par exemple, était
plus grenouille au début. J'ai regardé des photos, des documentaires
animaliers et je me suis rap
pelé de mes courses aux reinettes dans les prés, quand
j'étais gamin. Mon rat par contre n'est pas très
réaliste. Normalement, ce devrait être un ragondin ou un campagnol. J'en ai fait un autre personnage, plus British.
Quelle a été ta méthode de travail par
rapport au livre lui-même. Lui es-tu resté strictement fidèle ?
Le roman était découpé en 12
chapitres. J'en ai gardé trois par album, pour quatre tomes. Un seul n'a pas été
utilisé. Il me paraissait trop à part dans le récit (la rencontre de Rat, avec
un rat marin qui le fait rêver de voyages). Cela se passait pendant l'évasion de
Crapaud, cet épisode n'avait pas grand intérêt dans le déroulement de
l'histoire, et coupait un peu le rythme. En plus, je vois Rat comme un
personnage très pantouflard, attaché à sa maison. Mais cela me servira peut-être
plus tard, comme point de départ à un second cycle.
Tu es pourtant arrivé à la fin
du roman.
Oui, mais je conclus le quatrième tome par un post-scriptum dans lequel
j'introduis ce rat voyageur. Faire l'impasse sur cet épisode m'a permis de
récupérer de la place. La reconquête du château de Crapaud, envahi par les
belettes, est en effet évoquée brièvement dans le roman. Or, dans le tome 4, je
souhaitais montrer un peu de bagarre et développer l'action.
Globalement, ma méthode consistait à
reprendre chaque chapitre, le résumer succinctement et l'annoter, de façon très
scolaire. Je m'attachais à déceler les intentions de l'auteur, ce qu'il avait
voulu créer en écrivant de telle manière. Je cherchais ensuite comment le
transcrire en image. Par exemple, dans le tome 1, Taupe se balade dans la nature
au début de l'hiver. Dans le roman, cette description apparaît très érotique.
Plutôt que de traiter cet érotisme par les mots, je l'ai abordé graphiquement...
en intégrant le tableau de Courbet L'Origine du Monde ! Caché, car il ne
s'agissait pas de choquer. L'important n'est pas de voir, mais de ressentir
inconsciemment l'ambiance sensuelle entre Taupe et la féminité de la nature qui
l'entoure se met à nu, perd sa brillance et son feuillage. Comme dans le roman.
Le travail d'adaptation passait donc avant tout par ces repérages des intentions
de l'auteur. Je refermais ensuite le bouquin, le mettais de côté et développais
mon petit résumé, en sachant que je disposais d'une dizaine de pages pour
développer chaque chapitre.
Et pour les dialogues ?
J'ai été obligé d'en recréer, même si j'ai eu recours à un style narratif. Il
permet un raccourci dans le temps. C'est en plus un bon moyen d'exprimer des
impressions, des sensations des personnages, difficiles à rendre par le dessin
ou la bulle de pensée, que je n'ai jamais aimée. Il permettait aussi de prendre
un peu de distance par rapport à ce qui est raconté. De me moquer de mes
personnages, de ce qu'ils vivent, ou au contraire, d'être plus proche d'eux.
Ce travail d'adaptation, l'as-tu réalisé d'un seul jet ?
Non, tome par tome. Je savais quels chapitres seraient abordés par tome et
j'avais même fait les roughs des 3 premières couvertures. Tout était très précis
dans ma tête, lu plusieurs fois le bouquin. Une première lecture avant de savoir
que j'allais l'adapter. Une seconde lorsque j'ai décidé de le faire. Puis une
autre, morcelée, au fur et à mesure. Je me suis d'abord replongé dans
l'ambiance. Après, l'approche était plus technique. Il a fallu créer mon univers
du Vent dans les Saules, avant de pouvoir regarder ce que les autres avaient
fait.
Le travail a-t-il été totalement solitaire, ou y a-t-il eu des retours,
des échange ?
J'avais envoyé tout le découpage du premier tome à Guy Delcourt pour avoir son
accord. Idem pour le deuxième. Je les avais aussi me
très à Loïc Jouannigot. Il a même prêté son crayon au carnet de Taupe. Je lui
envoyais des photocopies avec quelques indications précises
tout en lui laissant une grande liberté d'action. C'est un ami et j'aime son
regard sur la peinture et l'illustration.
Parallèlement au cinéma, la peinture semble effectivement avoir une place
importante dans ton univers.
Je l'ai découverte en débutant Le Vent dans les Saules. Auparavant, je ne la
comprenais pas tellement. Dans une toile, j'étais beaucoup plus attiré par le
dessin que par le véritable travail de peintre. Seuls Monet et Gauguin
m'émouvaient. Je me suis plongé dedans lorsque j'ai voulu me mettre à la
couleur. Et du coup, j'ai semé quelques citations dans mon adaptation : le
Déjeuner sur l'herbe de Manet selon une oeuvre de Monet, un Van Gogh, un
Klimt... On les trouve dans le tome 1, alors que Taupe se balade dans la nature
et que ce qu'il voit «vaut tous les tableaux du monde».
Kenneth Grahame
Né le 8 mars 1859 à Edimbourg, cet Ecossais est aujourd'hui considéré
comme l'un des maîtres de la littérature enfantine. Auteur du Vent
dans les saules, paru en 1908, il est également connu pour L'Age d'or
et les Jours de rêve. Il décède le 6 juillet 1932. |
L'Origine du Monde, par
contre, est une œuvre très étonnante. Elle est plus réaliste qu'une photo, plus
dérangeante. Si mes sources sont exactes, elle avait été commandée par un
érotomane turc qui la cachait derrière un autre. Le dernier propriétaire, le
psychanalyste Jacques Lacan, agissait de même.
Cet érotisme était-il vraiment
très présent dans le roman ? A-t-il fallu le gommer ?
Non. Je ne suis d'ailleurs pas d'accord pour gommer. Je n'aime pas les romans
pour enfants aseptisés. Je suis plus proche du conte traditionnel, de l'histoire
racontée à la veillée, devant toute la famille, avec plusieurs niveaux de
lecture pour intéresser tous les âges. Les choses ne sont pas forcément
comprises, mais ressenties. C'est ainsi que l'on se construit.
Depuis 1995, tu travailles uniquement sur Le Vent dans les Saules. Comment
ces années se sont-elles organisées ?
Je travaille par à-coups. Je suis incapable de soutenir un effort car j'ai
besoin de m'immerger totalement dans ce que je fais. Pour le travail de
découpage par exemple, j'ai été m'isoler au Maroc, à Essaouira.
Je commence par mettre en place les
textes. Une page est composée par le décor, les personnages et l'emplacement des
bulles. C'est très important. Tout cela doit être fluide. Apres un mois de
travail, je rentre avec tout un album story-boardé, à mettre au propre. Tout est
dessiné, dialogué à la virgule prêt, il n'y a plus rien à changer. C'est un
travail très intensif.
De retour, entre les festivals, les
dédicaces... je mets un peu de temps avant de me remettre à la première page !
Puis, j'agrandis mes story-boards (5 x 7 cm à l'origine) en photocopies A3.
Elles me servent de base à un crayonné, que je réalise par transparence, avec un
papier Canson blanc. Ensuite, grande nouveauté sur cette série, je n'ai pas
travaillé à l'encre. Je tiens en effet mes crayons bizarrement (avec tous mes
doigts et ce n'est donc pas le poignet qui travaille). À cette étape, cela me
pose un problème. Je ne suis jamais satisfait de mon encrage, car il n'a pas
d'énergie. J'utilise donc désormais une photocopieuse, très précise, destinée au
tirage des plans d'architecte. Cette machine réalise l'encrage à ma place !
Après, je pose mes couleurs sur les bleus, les épreuves, au format de parution.
Et les couleurs ?
De l'aquarelle avec, très exceptionnellement, du pastel sec pour récupérer. En
15 ans, avant Le Vent dans les Saules, je n'avais dû réaliser que 5
illustrations à l'aquarelle. J'ai donc potassé quelques bouquins et passé
plusieurs mois à faire des essais, à comprendre comment cela marchait. J'avais
envie d'explorer et j'avais des idées très précises. Je ne sais pas si l'y suis
arrivé, mais on sent une évolution, ne serait-ce que dans le premier tome. La
fin est beaucoup plus cohérente que le début. Je ne suis pas forcément très fier
de
tout dans le premier chapitre ! Par contre, je suis particulièrement content des
couleurs dans le deuxième et le quatrième tome. Sans jamais l'être à 100%, car
je reste un auteur étonnamment insatisfait Je me sens toujours perfectible et
éprouve le sentiment de passer à côté du rêve initial. Paradoxalement, cela me
donne envie de continuer !
Qu'est-ce qui touchait justement Michel Plessix dans Le Vent dans les
Saules : l'ode à la nature, l'hédonisme, les valeurs
humaines, la critique du progrès ?
Ce n'est pas une critique dur progrès. Blaireau en critique certes les
effets pervers. Mais tous les personnages ne le suivent pas. Dans
les personnages de BD, on met un peu de soi, en poussant les choses. Quand Jacob
créé Olrik, c'est une part de lui déformé, poussée à l'extrême. Pour les héros,
c'est pareil. On n'est pas bon comme ses héros !
Ce qui m'intéressait surtout, c'était cet hédonisme, ce rapport mystique à la
Nature, au plaisir du quotidien. Les petits bonheurs. Le bon-
heur n'existe pas. Et tant mieux car je pense que l'on s'ennuierait. Mais les
petites choses, si. C'est ce dont parle Wim Wenders dans Les Ailes du désir,
quand l'ange devient humain. Il découvre la sensation du café chaud, que l'on
boit lorsqu'il fait froid. C'est ça être vivant. Les petits instants qui font
que, si l'on sait bien les goûter, les saisir, on se sent en communion avec le
reste du monde. C'est une idée de l'harmonie totale, de la sensation
d'appartenir à un grand tout, sans idée de Dieu. Des moments de grâce que l'on
aimerait éternel, mais qui, heureusement, ne le sont pas. Ils demeurent d'autant
plus précieux. J'ai toujours souhaité parler de ces choses-là.
C'est pour cela que cette BD destinée au jeune public séduit aussi les
adultes ?
Mais ce n'est pas une BD strictement Jeunesse. D'ailleurs, le terme n'apparaît
pas sur la couverture. En fait, je ne pose pas la question du
public. Je me raconte des histoires à moi, en faisant juste attention à ce qu'il
n'y ait rien de provocateur. Sans me mettre des interdits. Les enfants qui me
lisent ne sont pas idiots. S'ils ne comprennent pas, ils ressentent. En
grandissant, à la relecture, des choses se révéleront.
Jeune ou adulte, le public a patienté deux ans entre les deux derniers
tomes. Ce fut long !
Certes et |e visais plutôt un an et demi. Mais en même temps je ne travaille pas
pour une date de sortie. Perfectionniste, je me donne les moyens d'aller au fond
des choses. J'ai par exemple passé un mois sur des couvertures dont je n'étais
pas satisfait. Comme Tintin ou Astérix pour certains, je souhaitais créer une
bande dessinée de référence pour une génération. Cela demande du temps.
Propos recueillis par Dominique Guillot. |