TURF : l’Interview…
(Canal
BD Magasine de Janvier 2001)
Turf est un auteur rare. Au sens premier du terme d'abord, puisqu'il nous fait patienter près de deux ans entre deux albums. Au niveau de son travail ensuite: cet athlète complet met son dessin, précis et personnel, et ses couleurs, chatoyantes, au service d'une narration audacieuse s'appuyant sur une "mise en scène" originale... Depuis 1993, trois albums de La Nef des Fous nous ont permis de nous imprégner avec un réel plaisir de l'univers décalé du royaume
d'Eauxfolles et de faire la connaissance de personnages hauts en couleurs, surprenants et drôles.
Comment est née l'idée de La Nef des Fous ?
Quand j'étais aux Beaux-Arts, je faisais plein d'histoires se déroulant dans des univers un peu loufoques et délirants... Parmi elles, il y en avait déjà une qui s'appelait La Nef des Fous, ...
Pourquoi avoir choisi ce titre ?
C'est le nom d'une toile de Bosch. Au moment de commencer à dessiner, ce titre m'a semblé évident parce qu'il représentait déjà tout un univers. Il me permettait de réunir toutes les idées que j'avais eues auparavant et d'autres encore. Le côté "nef" permet de créer un monde clos où je peux tout raconter, tout inventer, tout dessiner... A partir du moment où j'ai choisi ce titre, j'ai listé ce que je voulais dessiner et ce que je voulais raconter, puis j'ai réfléchi un bon mois avant d'avoir l'idée de la série. Mais je ne pouvais pas imaginer alors que cela m'amènerait où j'en suis aujourd'hui. De nombreux éléments sont apparus en cours de route.
Par exemple ?
Les fameuses rayures de la tenue du roi ne sont apparues qu'au bout de trois pages, parce que je me suis aperçu qu'on ne le remarquait pas. Ce qui est marrant, c'est qu'à partir du moment où je lui ai mis ses rayures, le roi est devenu un personnage à part entière. Ce n'était plus seulement le père de
Chlorenthe. Et, ensuite, les rayures sont devenues un des thèmes récurrents de la série... Il y a eu plein de choses qui sont venues comme cela, par hasard. L'histoire, à la base, c'était tout bêtement les aventures d'Arthur et
Chlorenthe.
Aujourd'hui, ils sont confinés à un rôle presque secondaire...
Oui, surtout dans ce tome quatre. Mais le prochain sera 'leur' album. Ils en seront vraiment les personnages principaux.
Au départ, combien de tomes étaient prévus ?
Le premier projet prévoyait une seule histoire en quatre-vingt-dix pages. C'est Guy Delcourt qui m'a demandé de couper mon récit en deux, parce qu'il ne pouvait proposer un album aussi long au public, surtout signé par un jeune auteur. J'ai donc commencé à retravailler mon scénario... Et, en fait, j'ai conservé la même histoire mais j'ai rajouté tant d'ingrédients et les personnages ont pris tant de poids que je ne suis même pas sûr de pouvoir boucler le cycle en cinq albums. J'aurais bien aimé, mais j'ai encore tellement d'énigmes à résoudre que j'aurais sans doute besoin d'un sixième volume.
Un des points marquants de votre travail est votre souci du détail...
Au niveau de l'apparence même des personnages, c'est vraiment dû au fait que je n'avais réalisé qu'une vingtaine de planches en tout au moment où j'ai attaqué La Nef des Fous. Comme je craignais de ne pas maîtriser la situation, j'ai voulu "marquer" très nettement chaque personnage. Il fallait qu'on les reconnaisse même s'ils étaient mai dessinés...
Quelles étaient vos influences ?
J'ai découvert la bande dessinée adulte à 18 ans en lisant Lis Compagnons du Crépuscule, puis Les Passagers du Vent... D'un coup, la BD est devenue autre chose à mes yeux et mon but a été d'en faire mon métier. Alors que, depuis l'âge de quatorze ans, j'avais décidé de devenir guitariste de rock, ce qui n'était peut-être pas une très bonne idée (rires)... Ceci dit, après un an de BD historique Glénat, je suis revenu à la bande dessinée plutôt classique. Puis, aux
Beaux-Arts, j'ai découvert encore une autre BD, avec des auteurs comme Breccia... En fait, La Nef 'des Fous, c'est un habile mélange. C'est Les Schtroumpfs mis en couleurs par Bourgeon (rires)
Avant cette "vocation" pour la BD, quelles études aviez-vous suivies ?
Je préparais un brevet de technicien collaborateur d'architecte. J'étais tombé là par hasard... Je ne regrette pas d'avoir bifurqué : le métier d'auteur de bandes dessinées correspond tout à fait à mon rythme de vie et à ma façon de penser. Je suis assez timide, donc travailler chez moi et créer dans l'ombre ne me dérangent pas. Et puis, écrire, chercher des idées tout le temps, dessiner, tout cela m'amuse...
La Nef des Fous s 'articule autour de plusieurs couples de personnages...
Ah! oui, j'aime cela, surtout les couples qui se disputent. C'est d'ailleurs une des raisons qui m'ont fait créer le personnage du Prince Putatif: comme j'avais mis le Roi en prison, je n'avais plus de comparse pour le Grand Coordinateur... La difficulté du tome quatre, c'est que la plupart des couples sont momentanément séparés et que je n'avais donc pratiquement que des monologues à écrire. Ce qui n'est pas évident : on risque toujours d'être redondant avec le dessin.
Un personnage dont les monologues sont très drôles, c'est le robot qui est sur Les traces d'Arthur et
Chlorenthe..
Oui. Lui a son univers particulier parce qu'il découvre tout au fur et à mesure... J'ai aussi eu des difficultés pour faire comprendre au public les pensées du Grand Coordinateur quand il est seul. Il découvre plein de choses étranges pour le lecteur, mais pas forcément pour lui qui connaît bien la Nef. Il y a un décalage: quand la lune lui parle, il n'est pas étonné qu'elle lui adresse la parole mais du ton qu'elle emploie !
Comment gérez-vous les histoires parallèles des différents personnages ?
Cela se fait assez naturellement parce que je suis toujours la trame générale écrite il y a une dizaine d'années, même si je m'amuse en route. Je suis capable de transformer tout un album parce que j'ai créé un nouveau personnage. J'ai envie de m'étonner moi-même au fil de l'histoire. C'est pour cela que je n'écris rien à l'avance...
Même au moment d'attaquer un nouvel album ?
Oui. Je repars de la fin de l'album précédent et je sais bien sûr comment l'histoire doit finir. Au niveau dessin, c'est pareil : ma seule documentation, ce sont les autres volumes de la série. J'ai horreur de travailler d'après photos ou de copier ce qui a déjà été fait dans d'autres BD. Quand je m'aperçois qu'un des éléments de mon histoire ressemble à quelque chose d'autre, je m'arrange pour que cela devienne un hommage... Pour les trois premiers albums, j'ai commencé par écrire les dialogues. Je veux que l'on comprenne ce qui se passe rien qu'en les lisant. Ainsi, je peux me permettre plein de choses au niveau du dessin, sans perdre le sens du récit.
Depuis le tome trois, l'humour prend une place plus importante dans la série...
C'est vrai que j'ai dû faire des progrès dans la maîtrise de l'humour, mais, dès le début, je voulais créer un monde où les personnages sont tous un peu décalés et drôles. Sauf peut-être le Fou du roi...
C'est sans doute l'apparition impromptue des Schtroumpfs qui accentue le phénomène...
Donc, cela ne m'appartient pas vraiment (rires)...
Ce qui vous appartient, par contre, c'est le rôle que vous leur faites tenir !
J'avais besoin de monstres pour faire peur aux miens. Il fallait donc que je crée des personnages encore plus inquiétants... ou que je prenne le contre-pied en utilisant des héros plutôt sympathiques dans notre univers et en les transformant en monstres ! Si j'ai utilisé les
Schtroumpfs, c'est surtout parce que j'étais (et je suis toujours) un fan de l'univers créé par Peyo et
Delporte.
Indépendamment d'un évident plaisir graphique, que vous apportent les scènes oniriques du Roi et du Grand Coordinateur ?
Aux Beaux Arts, cela m'intéressait de raconter des histoires de rêves. Et je me suis dit qu'il serait marrant de faire rêver mes personnages de La Nef des Fous, qui évoluent déjà dans un univers un peu onirique. Parfois, cela permet juste de casser le rythme, mais, en général, les deux personnages comprennent des choses à travers leurs rêves...
Quelles sont vos sources d'inspiration scénaristiques ?
Je vais très rarement au cinéma. Par contre, j'ai beaucoup lu, surtout dans ma jeunesse, et mon dernier coffret était d'ailleurs un hommage aux livres de Jules Verne édités par les éditions
Hetzel... En fait, j'essaie de ne pas être influencé, mais il y a des choses qui ressortent inconsciemment. Je me suis ainsi inspiré de façon tout à fait volontaire de la série télévisée L'île Mystérieuse, pour la décoration un peu "modem style" et les machineries en tôle... Mon univers est peuplé par mes rêves de gosse et je crois que j'aurais du mal à être crédible dans une BD vraiment réaliste.
La Nef des Fous, ce sont aussi quelques produits dérivés originaux et spectaculaires...
Oui... En fait, tout est parti d'un tirage de tête réalisé pour la librairie Forbidden World. C'est intéressant parce que c'est une mise en abîme de l'univers de la série. Exploiter les personnages en dehors des albums, c'est donner l'impression qu'ils auraient pu exister... En plus, j'ai toujours aimé les collages, les montages et les pliages. Gamin, je réalisais déjà des flip-books de Tintin !
Malheureusement, seuls quelques lecteurs privilégiés connaissent ces produits dérivés...
Oui, et c'est dommage parce que cela représente des jours de travail pendant lesquels je ne suis pas sur mes planches. Là, je suis content parce les éditions Delcourt vont offrir avec le tome quatre le diorama de la chambre du Roi que j'avais réalisé il y a quelques années. J'espère que cela plaira aux lecteurs. C'était la première fois que je faisais un pliage et, une fois monté, je trouve cela vraiment chouette.
Etes-vous parfois sollicité pour des travaux extérieurs à la bande dessinée ?
Oui. Par exemple, j'ai passé un mois l'année dernière sur les vitrines de Noël des Galeries Lafayette, et là je viens de travailler plus de quinze jours sur une boîte de parfum Lacoste. Encore un mois et demi que je n'ai pas offert à mes lecteurs... Mais cela rapporte plus d'argent que la
BD, et puis c'était des noms assez prestigieux...
Cela peut aussi permettre de faire une petite pause, de se "reposer" de la série...
Cela dépend. Pour les Galeries Lafayette, le jour où j'ai commencé, on était déjà en retard ! Et je devais faire un dessin A3 couleurs tous les deux jours... L'autre inconvénient, c'est que je devais suivre un scénario précis. J'ai dû dessiner des fées alors que je pensais faire des Pères Noël (rires)... Pour Lacoste, j'étais plus libre. Mais je suis un peu coincé par ce genre de demandes parce que je suis obligé de créer de nouveaux personnages et je n'ai pas assez de temps pour les travailler...
Comment s'expliquent les longues périodes entre deux tomes de La Nef des Fous ?
Je suis le seul auteur de la série : quand mon côté scénariste n'a pas d'idées, mon côté dessinateur ne fait plus rien (rires) ! Dans ces cas-là, je ne dessine plus du tout, je cherche la bonne idée... et je perds du temps. Je le regrette mais je pense qu'au niveau de la qualité de mon boulot c'est mieux ainsi.
Pourquoi le regrettez-vous ?
Parce qu'un album tous les deux ans n'est pas le rythme idéal pour une série. Le lecteur qui m'a découvert à dix-huit ans avec le premier tome a aujourd'hui vingt-six ans ! Il a peut être d'autres préoccupations (rires)
Et vous, vous arrive-t-il d'éprouver de la lassitude par rapport à votre série ?
Non et c'est pour cela que je ne suis pas mécontent d'avoir mis en place un univers assez chargé. Cela me permet de ne jamais m'ennuyer, même au bout de huit ans. Quand j'ai d'autres envies, c'est toujours en parallèle avec La Nef des Fous.
Justement, avez-vous d'autres projets ?
Oui. Je prépare un album de cent pages en noir et blanc, toujours pour les éditions
Delcourt. Je voulais faire un récit autobiographique, mais je me suis aperçu que cela ne me correspondait pas. J'ai des choses à raconter, mais je n'ai pas envie de les dessiner. Je me suis donc dirigé vers une autre histoire, assez délirante : celle d'un gribouillis qui se réveille dans un catalogue comme ceux des anciennes manufactures de Saint-Étienne et qui rencontre plein de personnages bien dessinés. Cela me plaît énormément... Pour l'instant, j'ai fait une vingtaine de pages et je suis impatient de reprendre le récit. Je travaille dans un autre style. J'ai supprimé la couleur et les trois quarts des décors. Tous mes points forts, en fait (rires)... L'avantage, c'est que cela va beaucoup plus vite. Une planche prend seulement cinq ou six heures alors que pour une page de La Nef des Fous, quarante on cinquante heures ne suffisent pas toujours ! Je me régale et je me languis de faire découvrir ce nouveau travail à mes lecteurs. Normalement, cela devrait sortir en mai prochain...
Le
roi, le fou... et TURF (Delcourt Planète Janvier /
Mars 2001)
Plus
qu'une série, La Nef des fous est une
longue histoire dont les pages sont numérotées en continu depuis le début.
Ainsi,
on ne peut pas dire que le tome 2 est moins bien que le 1, ou le 3 moins bien
que le 2, c'est la suite. Cette numérotation,
personne ne l'avait faite auparavant, et je trouvais ça logique par rapport à
mon récit. C'est une énorme
histoire que je ne peux pas réaliser en un seul volume, il faudrait dix ans
pour tout écrire. D'ailleurs, elle
n'est pas écrite en entier. Mais
je sais exactement où je vais. La
première fois que je l'avais présentée à Guy Delcourt, c'était une histoire
de 90 pages que j'avais coupée en deux tomes, et puis j'ai rajouté des
personnages et d'autres trucs, je l'ai tellement nourrie que j'ai de quoi en
faire deux autres, jusqu'au tome 6 donc, en théorie...
Seul
maître à bord
Si
je mets deux ans par album, c'est parce que je ne suis pas très rapide.
Mais je travaille tous les jours ! C'est vrai aussi que j'ai du mal à me
remettre dans l'histoire après avoir fini un album parce qu'il y a la tournée
de dédicaces qui commence à ce moment-là, et puis je fais plein de petits
boulots de commande... Mais au-delà de ça, c'est surtout le rythme de travail
que demande un album, un rythme pas possible, il faut être sans cesse derrière
sa table, surtout que je fais tout... J'oublie des choses parfois, je me dis
"Oh mince, ce personnage devait revenir, il devait dire ça".
Alors je m'arrange avec le scénario pour que cette scène arrive, mais
comme je suis seul maître à bord, je fais ce que je veux.
Je m'amuse énormément en trouvant les idées, en l'écrivant.
Mais pas en la dessinant, il y a trop de travail, trop de détails.
J'aimerais bien aller plus vite. C'est
40 ou 50 heures par page, c'est trop long ! Malgré tout, j'aime l'accident de
la couleur faite à la main. Je
prends du plaisir à finir une page. À la faire non, mais voir le produit fini,
ça m'intéresse. Et puis il y a
tout de même des dessins que je me régale à faire.
Une
grande famille
Je
crois que cet album a pris un virage. Au
niveau fantastique il est aussi fort que le tome 1 parce que je rajoute des mystères,
j'en explique d'autres, je donne des explications à d'anciennes questions.
On commence à comprendre que la Nef est une machine mais on n'en sait
pas plus. C'est le but, aussi : tenir le lecteur en haleine.
Parfois
je m'étale sur une séquence parce que je m'éclate. Par exemple, dans cet album il devait y avoir Arthur et
Chlorenthe à la fin sur la dernière page, et puis finalement, j'ai changé
d'idée en cours de route et fini sur le roi.
Dans
le tome 5, ce sera surtout avec Arthur et Chlorenthe, on sera assez peu dans la
Nef. Et comme La Nef des fous, c'est un peu les aventures d'Arthur et Chlorenthe, ce
bien qu'ils apparaissent de temps à autres ! Il n'y a pas que le roi !
D'ailleurs, quand j'avais posé les bases du scénario, c'était les aventures
du fou et de la princesse. Et dès
que j'ai dessiné le roi, je me suis aperçu qu'il n'était pas simplement le père
de la princesse, c'était aussi quelqu'un qui devenait important à partir du
moment où il avait ses rayures ; pareil pour le grand coordinateur qui était
moche, qui était simplement le premier ministre et qui petit à petit a pris de
l'importance. Alors quand j'ai
commencé à écrire puis à dessiner leurs séquences, ces personnages m'ont
tellement intéressé qu'ils ont pris la place d'Arthur et Chlorenthe. La Nef des fous est une grande famille, et pas simplement les
aventures d'un héros solitaire.
En fait, je
ne maîtrise pas trop la situation.
La série évolue toute seule, en fonction de mes envies, de ce que j'écris.
Parfois la plume m'emmène dans des directions que je n'avais pas
tellement prévues, et si c'est vraiment intéressant, je préfère garder cette
solution que le scénario de base que j'avais conçu il y a bientôt dix ans.