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L'interview baston
C'est bien connu, depuis 1981. Tome et Janry ont pris en mains (de maîtres)
la destinée de Spirou et de son inséparable copain Fantasio : ils comptent
quatorze (excellents) albums à leur actif, et ce n'est pas fini. Et voici
que, en 1983, pour fêter joyeusement le quarante-cinquième anniversaire de
Spirou (le journal). Tome et Janry inventent une enfance à Spirou (le
personnage), qui paraîtra dans La Jeunesse de Spirou. album n° 38 de la
série "Spirou et Fantasio'''.
De la jeunesse de Spirou au Petit Spirou il n'y avait qu'un pas —petit pour
ces deux créateurs, mais grand pour cette part de l'humanité qui aime se
bidonner—, Janry et Tome le franchirent donc allègrement. Le premier album
sortit des presses en 1990. voici le dixième. En quelque quatre cent trente
pages, un succès sans précédent et une succession de gags au ton
irrévérencieux, les deux auteurs racontent les moments parfois
attendrissants d'une enfance pourtant turbulente. Créant la surprise en même
temps qu'un véritable phénomène d'édition, ils prennent le contre-pied de ce
que l'on attendait d'un héros comme Spirou. Incontestables initiateurs d'une
couleur nouvelle dans la galerie désormais bien animée des héros de cours de
récré, ils se sont, en dix titres, régulièrement amusés
à pulvériser les tabous, quitte à faire grincer les dents de ceux qui rêvent
de bambins dociles et de BD bien sages. Pareille impertinence ne pouvait pas
rester longtemps sans châtiment !
Voici donc, posées aux auteurs par les personnages de la série eux-mêmes,
dix questions délibérément irrévérencieuses !
Après tout, ils l'ont bien cherché !
Suzette Berlingot (Élève à l'école primaire du Petit Spirou.)
Tome & Janry : Ca dépend. Il y a des sujets tendres et sensibles,
comme dans les histoires courtes, et puis d'autres plus légers. En faisant
cela, nous cherchons à imiter le caractère non filtré de la spontanéité
enfantine. Dans "Le Petit Spirou", nous parlons souvent d'innocence,
d'amour, de respect et de tolérance. Pourtant, cette curiosité
embarrassante, ce côté "voyeur" ou "pipi-caca" des enfants surgissant de
façon incongrue au milieu d'un univers que l'on souhaite plus attendrissant,
c'est évidemment ce qui retient souvent d'abord l'attention. C'est un peu
injuste, mais on peut supposer que cet aspect plus spectaculaire de
l'univers contribue aussi au succès.
Mademoiselle
Claudia Chiffre (Institutrice tout à fait charmante, mais ne se laissant pas
faire).
T. & J. :
Dans nos pages, tous les hommes sont quant à eux ridicules, irresponsables,
ou laids, ou vieux, ou nuls... Enfin pas tous et pas toujours. Les
généralisations résistent rarement à une lecture attentive. Ce bémol
s'applique aux personnages féminins de la série, même si l'une de ses
caractéristiques est de présenter le monde au travers d'un regard enfantin
forcément orienté et caricatural. Rappelons qu'il s'agit d'une BD d'humour
et non d'un livre scolaire où peut s'imposer le politiquement correct.
Petit Spirou (Désireux de rester
anonyme).
Tome : Si, parfois. A propos des
études, mon prof de philo à la fac a déclaré un jour : "il suffit autant à
quelqu'un d'avoir été à l'école pour avoir de l'éducation qu'à un homme
d'aller au garage pour devenir une voiture". Et on s'étonne que je
m'endormais ! Comme tous les parents du monde, je dis à ma fille de bien
travailler en classe... même si je m'efforce de ne pas faire de
publicité exagérée sur mes propres exploits scolaires.
Janry : Glissons au passage que moi,
quand même obtenu à deux ans le diplôme du plus beau bébé du monde.
André-Baptiste Deperinconnu (Futur
animateur télé.)
T&J : Fernandel et Don Camillo portaient le même habit, et ils nous manquent
après avoir faire rite (et réfléchir ?) le monde entier. Nous créons des
personnages parfois pittoresques, mais nous ne portons pas de jugement sur
la foi en général. Langélusse et Mégot sont des personnages de comédie.
Comme Cassius, Vertignasse ou le Papy. S'ils étaient exactement comme ceux
que l'on côtoie tous les jours, ils ne feraient plus rire. Et si nous avons
créé un curé, c'est que cette foi-là nous est plus familière. On parle mieux
de ce qu'on a connu. Ainsi soit-il.
Mégot (Sportif de haut
niveau et
amateur de bière.)
T&J : Nous espérons qu'elles en donnent aussi aux adultes. Et puis,
en général, ce sont plutôt les enfants qui nous donnent des idées de bêtises
à raconter. Au passage, merci à tous !
Papy Spirou (Pressé, car il a
rendez-vous avec sa fiancée ce soir.)
T. & J. : Ou alors nous lui avons procuré une nouvelle jeunesse,
c'est une question d'angle de vue. Qu'attend-on des auteurs de BD ?
Espère-t-on des créateurs ou de fidèles témoins des traditions sacrées et
immuables ? Des inventeurs ou des copieurs ? Créer et réinventer, quitte à
choquer, ou rassurer en perpétuant les habitudes, au risque de mourir
d'ennui. La vie est faite de choix. Nous avons choisi de profiter de la
liberté qui nous était offerte, et il y a eu d'un seul coup plein de
lecteurs pour nous suivre. Cela devait correspondre à un besoin...
Langelusse Hyacinthe (Homme de foi).
D’aucuns
estiment que votre humour est plus que « limite », voire pervers : il
véhicule des fantasmes d’adultes dans une BD dont les héros sont des
enfants….
T. & J. : Le Petit Spirou est amoureux de la petite Suzette. Et un
peu aussi, sans le savoir, de son institutrice, comme nous l'avons presque
tous été un jour. Comme il l'a découvert avec ses amis alors qu'elle prenait
un bain de minuit, Mademoiselle Chiffre n'est, elle, amoureuse que de
Melchior Dugenou. un collègue timoré qui ne connaît pas sa chance...
Dans ce genre de situations, il est fréquent que des mondes différents se
percutent un peu naïvement. C'est, à peine actualisée, l'atmosphère de La
Guerre des boutons..., "Le Petit Spirou" fait rire, c'est en partie
pour cela qu'il rencontre un succès important. Ce succès s'appelle
logiquement davantage de commentaires. Comme son monde est décrit
caricaturalement au gros feutre et en couleurs vives, il est aisé pour tout
le monde, y compris les Torquemada des ligues de vertu, d'y débusquer ou
d'en conclure plein de choses, en fonction de sensibilités propres. En
continuant d'aborder tous les sujets plutôt que de nous assagir à mesure que
l'audience grandit, nous espérons que les milliers de jeunes parents qui
rient en famille de nos gags trouvent un écho à leurs propres interrogations
comme, par exemple, la précocité des nouvelles générations, ou la violence,
ou l'hypocrisie du monde des adultes.
Pourquoi ne pas y voir une occasion d'ouvrir un débat avec leurs propres
enfants ?
Antoine Vertignasse (Homme de main).
Vous êtes plein de contradictions…
T. & J. : ... C'est bien vrai.
… Car vous
voulez toucher à la fois les petits gamins malicieux d’aujourd’hui et jouer
sur la fibre tendrement nostalgique de leurs parents…
T. & J. : Notre BD, "Le Petit Spirou", son humour à l'occasion
grossier ou non, son côté potache d'enfant précoce mais qui ne veut pas
grandir, c'est forcément un peu nous. Quel public particulier cela touche ou
pas, cela devient une analyse a posteriori. Constatons que ce n'est pas tous
les jours qu'on met d'accord, et simultanément, plusieurs générations.
Cyprien "Cassius" Futu (Fan de Bob
Marley et des Simpson).
Pourquoi n’y a-t-il pas encore eu d’adaptation en dessins animés. On
veut pas du petit Spirou à la télé ?
T. & J. : Les propositions ne manquent pas. Voilà une certitude.
Mais les adaptations de BD en DA sont hélas souvent affligeantes : prenez le
temps de regarder les écrans avec vos enfants et vous serez fixés. En cause,
l'économie, les formats, la perte de contrôle des créateurs, la
multiplication d'intervenants non artistiques, les niveaux d'exigence
souvent inférieurs à ceux de l'œuvre originelle, etc. Grâce à l'importance
du succès éditorial de la série, sans le soutien promo de la télé, nous
pouvons attendre que toutes les conditions d'une adaptation de qualité
soient réunies avant de nous lancer. Notre éditeur est sensible à ce point
de vue.
Elève Masseur (Bon
élément, quoiqu'un peu fayot).
T. & J. :
Ben, elle est cryptée, c'est un truc pour susciter l'intérêt ! Elle restera
secrète jusqu'à la date de mise en vente. De fait, cette couverture est
peut-être visuellement un peu plus osée que les précédentes. Mais on reste
dans le domaine
l'enfance... et du jeu. Elle a surtout bien fait rire tout le monde autour
de nous, à
commencer par notre éditeur qui a décidé de préserver l'effet de surprise...
Bon, une
ultime question, pas bien méchante, histoire de vous coller un devoir avant
de prendre congé : Qui êtes-vous, d’où viennent vos pseudonymes ?
Janry : Je suis né en 1957, au Congo, et j'ai partagé mon enfance
entre ce pays et la Belgique. Petit, j'adorais jouer aux billes, avec une
fougue et une maestria exemplaires. J'étais imbattable, à tel point que plus
aucun copain ne voulait se mesurer à moi. Ainsi privé de billes, j'ai décidé
d'occuper mes mains en dessinant. Un jour, une espèce de brute musclée
jusqu'aux sourcils, mais anémiée au-dessus, m'a balancé son cartable à la
tête ; j'ai répliqué méchamment par... une caricature du caïd. Diffusée dans
la cour de l'école, ce dessin provoqua l'hilarité générale. J'ai ainsi vécu
tout à la fois. ma première heure de gloire en tant que dessinateur et
contribué au démarrage de la fortune de mon dentiste. Le petit Jean-Richard Geurts, c'est mon vrai nom, est devenu grand et s'appelle aujourd'hui Janry.
En fait , il est fréquent en
bande dessinée de prendre son prénom pour pseudo. Moi, j'étais un peu
coincé, il y avait déjà un homme de cirque illustre. J'ai donc gardé les
premières syllabe de mon prénom composé : JEAN-RIchard.
N. D. E. : Janry est le dessinateur du « Petit Spirou » et de "Spirou et
Fantasio". Par ailleurs il est le scénariste de "Passe-moi l'ciel" dont
Stéphane De Becker est le dessinateur, lequel Stéphane, dit Stef ou Stuf,
est parallèlement le coloriste et du "Petit Spirou" et de "Spirou et
Fantasio".
Tome : Je suis né aussi en 1957, mais pas au Congo. Par modestie, je n'ai
été premier de ma classe que lorsque l'institutrice était convaincante
(c'était déjà mon côté Petit Spirou). Plus bavard que chahuteur, j'ai
commencé à aimer l'école quand un prof sympa m'a demandé d'animer un petit
théâtre de marionnettes. A l'époque, je portais des culottes courtes et des
lunettes (c'était mon côté Vertignasse) et un gros cartable dans lequel
s'entassait une impressionnante réserve de tartines (c’était mon côté
Porichelot). C'est à une opération aux yeux qui m'avait laissé aveugle
quelques semaines que je dois ma vocation : on m'a lu des BD qui m'ont
marqué pour toujours. Débutant en dessinant mes premiers cow-boys, j'avais
choisi "Tom" comme pseudo pour faire "western" (j'étais jeune !). Je suis
revenu à ce pseudo, en le francisant d'un "e" (muet !)
lorsque j'ai collaboré avec Janry. et aujourd'hui les journalistes nous
posent parfois des questions de chats et de souris...
N. D. E. : Philippe Tome est entre autres, le scénariste de "Spirou et
Fantasio" (Janry au dessin) de "Soda" (Gazzotti au crayon), de Sur la route
de Selma (Berthet au pinceau), de "Berceuse assassine" (Ralph au dessin, au
crayon et au pinceau). Et, bien sûr du "Petit Spirou".
Pour poser
vos propres questions par messagerie électronique à Tome et Janry, une seule
a dresse : tome.janry@dupuis.com
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