"Je voulais déboussoler le lecteur.
Pris de compassion pour un criminel, il se retrouve à douter du
bien-fondé du crime attendu, pour s'égarer dans un troisième épisode
où il trouve cependant la solution aux interrogations contenues dans
la trilogie. Tout a été construit pour que les trois récits se
terminent à cinq minutes d'intervalle" Philippe Tome |
La suite et le dénouement surprenant d'un saisissant polar en trois temps.
La conclusion envoûtante d'un triptyque où le hasard arbitre les jeux de la
passion et de la haine. Une berceuse qui tient le lecteur en éveil...
Martha ne pensait qu'à danser. D'une danseuse, elle avait la souplesse. Elle
en avait surtout les jambes. Elle voulait échapper à la morosité d'une vie
tracée d'avance. Aussi, à ses nombreux soupirants, elle préféra Joe Telenko,
un taximan revenu de tout, qui ne carburait qu'à l'alcool et qui défiait le
destin à toute vitesse. Mais un jour qu'il avait bu plus que de raison, Joe
appuya un peu trop sur l'accélérateur et ce fut l'accident. Le choc fut
violent et Martha en resta gravement handicapée. Depuis, bien qu'elle ait
retrouvé l'usage de ses jambes, celle-ci s'est résolue à ne plus marcher et
s'est clouée dans une chaise roulante. Elle ressasse ses rêves fracassés et
rumine sa haine. Tandis que Joe sillone les bas-fonds de New-York au volant
de son taxi, Martha lit son journal intime. Elle découvre ainsi son
quotidien : Joe souffre de problèmes cardiaques et, las des tourments
qu'elle lui fait subir, il veut la tuer! C'est à qui, dès lors, éliminera
l'autre le premier et réussira le crime parfait... Chacun élabore des plans
machiavéliques. Mais, une nuit, Joe prend en charge un drôle de client, un
Indien. L'homme est en cavale et les seules paroles qu'il prononce sont
celles d'une berceuse. Sa destination: la réserve où il a laissé son épouse
et son enfant. Là-bas cependant, plus personne ne l'attend. Alors qu'il
croupissait en prison, son fils a été victime d'un chauffard et, folle de
chagrin, sa femme s'est suicidée... Poussé par une implacable volonté de
vengeance, l'Indien va se mettre en piste de l'assassin. D'après les
témoins, le véhicule était un taxi et le conducteur visiblement ivre a
aussitôt pris la fuite en emmenant sa passagère pourtant grièvement blessée
aux jambes...
Un scénario diaboliquement bien ficelé et aux rebondissements poignants. Une
mise en images aussi sobre qu'efficace. Des personnages d'une humanité
bouleversante. Un suspense lancinant qui, de la première image du tome 1 à
l'ultime case du troisième et dernier tome, ne vous lâche pas.
"Après deux tomes aux teintes intimistes, le troisième amène un décor et un
contexte à ce polar noir." Ralph Meyer
|
A n'en pas croire ses yeux...
Genèse de BERCEUSE ASSASSINE, une trilogie de Tome et Ralph qui se joue des
apparences
L'idée de Berceuse assassine vint à Philippe Tome il y a plus de dix ans.
L'histoire, qui doit être réalisée par un autre dessinateur que Ralph Meyer,
tient en un album. Un
"La
rancune est une cellule que l'on décide de partager avec son bourreau"
|
homme, se croyant
malade et au bout du rouleau, vit au quotidien l'enfer du naufrage de son
mariage. Il décide alors d'assassiner sa femme paralysée qui te persécute.
Et tout plonge, bien sûr, très vite dans l'horreur... Le but inavoué des
auteurs est de présenter cette entreprise criminelle comme un acte non pas
justifiable, mais compréhensible ! De trouver au "héros " suffisamment de
circonstances atténuantes pour rendre le lecteur un peu complice de cet
"assassin malgré lui".
Le projet, recalé par l'éditeur contacté, est relancé quelques années plus
tard avec un jeune dessinateur surdoué, Ralph Meyer. Les auteurs décident
alors d'ajouter deux épisodes supplémentaires. Et, surtout, de chambouler la
construction romanesque traditionnelle ! Les lecteurs du premier récit
(sorti en 1997) qui s'attendent à suivre dans le deuxième épisode (paru en
1999) l'aboutissement des efforts criminels de Joe Telenko, se retrouvent à
la case départ ! Et revivent les événements du # 1 vus cette fois du coté de
Martha, la femme de Joe bloquée sur son fauteuil roulant. Martha qui, elle
aussi, rêve de se débarrasser de celui qu'elle tient pour responsable de son
infirmité.
Le résultat est
dévastateur.
De persécuté, Joe
devient bourreau. De tortionnaire Martha devient victime. Ainsi, il
suffirait de changer l'angle, la lumière portée sur une histoire pour faire
des personnages soit des héros, soit des couards !
Traumatisant, non ?
Résultat : le lecteur pensant se régaler d'un bon polar sans complication se
retrouve invité à réfléchir sur des notions apparemment aussi limpides que
la réalité des faits, le témoignage humain. Peut-on se fier à ce que l'on
voit ? Chacun ne voit-il pas une vérité ? Sa vérité ? Ainsi, lors de la
fabuleuse séquence du premier album au cours de laquelle Joe, pistolet au
poing s'apprête à tuer sa femme dans le dos. Les deux planches de l'album
suivant, montrent la même scène à travers les yeux de Martha, balaient
toutes les certitudes du lecteur !
Sous le coup
de la surprise, persuadé que Martha ne l'a pas vu, Joe en oublie de la
tuer... (T1)
|
Cette main
armée, là dans le miroir... La peur qui soudain englouti Martha... (T2)
|
Hideuse, le
visage déformé... (vue par Joe T1) et la même scène vue par Martha T2
avec son beau visage
|
Joe proche
de la mort (T1)
Même scène
vue par Martha. La mort proche de JOe (T2)
|
Tome remporte sa gageure haut la main : montrer à travers une fiction
dynamique plutôt qu'une plaidoirie empesée que les mêmes faits, selon la
manière dont ils sont présentés, peuvent être perçus et interprétés de
manières diamétralement opposées.
Lecteur, bienvenue, au royaume des sceptiques !
Avec La Mémoire de Dillon, Tome et Ralph donnent aujourd'hui le premier rôle
à un personnage entraperçu dans te tome 1 (voir page 15). Son destin
croisera celui de Joe et Martha alors que ceux-ci, soudés l'un à l'autre par
tes liens sacrés de la haine, s'apprêtent à régler leurs comptes une fois
pour toutes. Le lecteur averti relèvera les parties du récit qui complètent,
nuancent ou contredisent tes circonstances relatées précédemment sous un
autre angle.
Le troisième et ultime récit de cette Berceuse électrique se terminera cinq
minutes après la fin du deuxième...
Le
cœur de Telenko RÉCIT #1
JOE TELENKO RACONTE. Taxi de nuit à New York, il se fait du souci pour son
cœur. Arthur, son ami médecin, a beau lui affirmer qu'il ne souffre que
d'une légère tachycardie, rien n'y fait. Faut dire que déambuler dans les
quartiers les plus pourris n'est pas ce qu'on fait de mieux pour garder un
palpitant de jeune homme. La cohabitation avec sa femme, Martha, mégère
condamnée au fauteuil roulant, n'arrange rien.
Agressé par un roller, Joe est sauvé par une patrouille. Il en profite pour
récupérer le pistolet de son agresseur. Arme qu'il va bichonner pendant que
Martha repose sur son lit à l'étage. Peu après, Joe sauve un tueur blessé et
le confie aux soins de l'ami Arthur. En échange, il demande au voyou de tuer
Martha...
Les jambes de Martha RÉCIT #2
MARTHA SE SOUVIENT. Elle avait tout pour plaire. Des jambes de danseuse et
le reste qui va avec. Il y a dix ans, elle a quitté son trou perdu natal
pour suivre Joe Telenko, beau mec qui buvait sec et conduisait encore plus
sec.
Sur la route du bonheur, un enfant tenant un ballon a voulu traverser. Joe
n'a pu l'éviter. L'enfant est mort. Martha ne marchera plus jamais. Depuis
elle survit à côté d'un homme qui la hait autant qu'elle le hait. Arthur le
médecin lui répète en vain qu'il suffirait qu'elle le désire pour remarcher.
Rien n'y fait. Mais Martha rampe. C'est en rampant qu'elle aperçoit, par une
fente de parquet, Joe graver son nom sur une balle...
Et quand une nuit, devant sa glace, elle découvre Joe rentrer
silencieusement une arme à la main. Tout est en place pour te troisième
acte,
La mémoire de Dillon
Place au récit d'un troisième personnage, qui lui aussi a été
mêlé de très près au drame...
Comme au cinéma
Chaque page, chaque découpage de Berceuse assassine est un
hommage aux grands cinéastes américains du genre.
Tome : "Ralph et
moi partageons la même passion pour le cinéma et la musique de qualité,
qu'ils soient violents ou non. Mes sources d'influences ? Roshomon de
Kurosawa (1950). Mois aussi Short cuts de Robert Altman (1993).
Avec Ralph, nous avons aussi aimé Réservoir dogs et Pulp fiction, deux films
de Torontino sortis en 1992 et 1993 avant qu'il ne devienne la coqueluche
des médias. Si Berceuse était un film, je dirais qu'il se rapprocherait du
Fargo des frères Coen sorti en 1996 ou encore de leur premier film-culte,
Blood Simple (Premier sang) écrit en 1984."
Pas étonnant quand on repense au sujet de Blood Simple : convaincu de
l'infidélité de sa femme, le patron d'un bar demande à un détective de la
tuer...
Ralph, parle aussi de l'influence de Sam Raimi (le réalisateur de Spider-Man)
et de son Un Plan simple (1998). Il se souvient : "Avec Tome, lors de nos
premières discussions sur Berceuse assassine, nous prenions toujours pour
illustrer un propos des exemples tires du cinéma. Graphiquement on trouve
aussi des réminiscences de M le maudit de Fritz lang. Le réalisateur
allemand m'a profondément impressionné par son incroyable travail sur les
ombres et la lumière."
Comment se servir des techniques du cinéma en BD ? "Une des spécificités
de la bande dessinée est de proposer au lecteur d'être actif dans le récit,
explique Ralph. Lorsqu'il passe d'une case à l'autre, il doit imaginer
l'ellipse qui les unit. Au cinéma, le spectateur subit un flot continu
d'images. Le réalisateur le manipule dans sa manière de percevoir
l'intrigue, le caractère des personnages. Dans Berceuse assassine, nous
avons tente de récupérer cette caractéristique du cinéma. Par l'utilisation
de plans serrés, nous avons voulu filtrer les informations données au
lecteur afin de l'amener à réagir d'une certaine manière et ainsi manipuler
ses émotions."
Accrochez-vous à votre fauteuil !
Une série en jaune et noir
Si le découpage de la trilogie Berceuse assassine ne ressemble à
aucun autre, l'utilisation de la couleur apporte une touche supplémentaire
d'étrangeté à cette oeuvre fascinante : tout est en noir, en sépia et en
jaune. Noir et jaune comme les couvertures de la célèbre série noire qui
publia en France dès l'après-guerre les chefs d'oeuvre de la littérature
policière urbaine américaine. Sépia comme ces photos d'antan, clichés
souvenirs gondolés et jaunis, dernières traces d'instants de bonheur envolés
depuis longtemps.
Tome explique ce choix :"Il nous fallait concilier une esthétique
originale et l'atmosphère de l'histoire en faisant de la couleur une
composante indissociable de Ia narration. Le traitement en dominante sépia
et jaune découle de nos réflexions sur le ton du récit".
La mise en couleur est un énorme travail de plusieurs mois. Ralph réalise
ses couleurs lui-même (sur "bleus"), ce qui lui permet d'exploiter plus
largement ses talents d'illustrateur.
"Dans Berceuse, la couleur est appliquée en modelés plus ou moins
monochromes et certains éléments choisis ont été délibérément traités par
contraste avec cette option. Une solution radicale, mais visuellement
séduisante".
Le jaune est utilisé par Ralph dans des cas bien définis. Trois éléments
seulement du dessin sont ainsi colorisés: le taxi de Joe Telenko, le
fauteuil roulant de Martha et le ballon de l'enfant renversé, il y a bien
longtemps, par un Joe ivre.
Enfin, dans chaque album, les pensées du récitant, Joe dans le premier,
Martha dans le deuxième, Dillon dans le troisième, sont, elles aussi, en
jaune pour mieux guider le lecteur.
Les personnages vont découvrir dans le tome 3 toutes les conséquences d'une
vie axée sur la vengeance. Les mots prennent tout leur sens : "La rancune
est une cellule que l'on décide de partager avec son bourreau"
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