BERCEUSE ASSASSINE (Tome / Ralph Meyer)

La mémoire de Dillon

(Avant-première N°16 février 2002)

 

"Je voulais déboussoler le lecteur. Pris de compassion pour un criminel, il se retrouve à douter du bien-fondé du crime attendu, pour s'égarer dans un troisième épisode où il trouve cependant la solution aux interrogations contenues dans la trilogie. Tout a été construit pour que les trois récits se terminent à cinq minutes d'intervalle" Philippe Tome


La suite et le dénouement surprenant d'un saisissant polar en trois temps. La conclusion envoûtante d'un triptyque où le hasard arbitre les jeux de la passion et de la haine. Une berceuse qui tient le lecteur en éveil...

Martha ne pensait qu'à danser. D'une danseuse, elle avait la souplesse. Elle en avait surtout les jambes. Elle voulait échapper à la morosité d'une vie tracée d'avance. Aussi, à ses nombreux soupirants, elle préféra Joe Telenko, un taximan revenu de tout, qui ne carburait qu'à l'alcool et qui défiait le destin à toute vitesse. Mais un jour qu'il avait bu plus que de raison, Joe appuya un peu trop sur l'accélérateur et ce fut l'accident. Le choc fut violent et Martha en resta gravement handicapée. Depuis, bien qu'elle ait retrouvé l'usage de ses jambes, celle-ci s'est résolue à ne plus marcher et s'est clouée dans une chaise roulante. Elle ressasse ses rêves fracassés et rumine sa haine. Tandis que Joe sillone les bas-fonds de New-York au volant de son taxi, Martha lit son journal intime. Elle découvre ainsi son quotidien : Joe souffre de problèmes cardiaques et, las des tourments qu'elle lui fait subir, il veut la tuer! C'est à qui, dès lors, éliminera l'autre le premier et réussira le crime parfait... Chacun élabore des plans machiavéliques. Mais, une nuit, Joe prend en charge un drôle de client, un Indien. L'homme est en cavale et les seules paroles qu'il prononce sont celles d'une berceuse. Sa destination: la réserve où il a laissé son épouse et son enfant. Là-bas cependant, plus personne ne l'attend. Alors qu'il croupissait en prison, son fils a été victime d'un chauffard et, folle de chagrin, sa femme s'est suicidée... Poussé par une implacable volonté de vengeance, l'Indien va se mettre en piste de l'assassin. D'après les témoins, le véhicule était un taxi et le conducteur visiblement ivre a aussitôt pris la fuite en emmenant sa passagère pourtant grièvement blessée aux jambes...
Un scénario diaboliquement bien ficelé et aux rebondissements poignants. Une mise en images aussi sobre qu'efficace. Des personnages d'une humanité bouleversante. Un suspense lancinant qui, de la première image du tome 1 à l'ultime case du troisième et dernier tome, ne vous lâche pas.
 

"Après deux tomes aux teintes intimistes, le troisième amène un décor et un contexte à ce polar noir." Ralph Meyer


A n'en pas croire ses yeux...

 

Genèse de BERCEUSE ASSASSINE, une trilogie de Tome et Ralph qui se joue des apparences


L'idée de Berceuse assassine vint à Philippe Tome il y a plus de dix ans. L'histoire, qui doit être réalisée par un autre dessinateur que Ralph Meyer, tient en un album. Un

"La rancune est une cellule que l'on décide de partager avec son bourreau"

homme, se croyant malade et au bout du rouleau, vit au quotidien l'enfer du naufrage de son mariage. Il décide alors d'assassiner sa femme paralysée qui te persécute. Et tout plonge, bien sûr, très vite dans l'horreur... Le but inavoué des auteurs est de présenter cette entreprise criminelle comme un acte non pas justifiable, mais compréhensible ! De trouver au "héros " suffisamment de circonstances atténuantes pour rendre le lecteur un peu complice de cet "assassin malgré lui".
Le projet, recalé par l'éditeur contacté, est relancé quelques années plus tard avec un jeune dessinateur surdoué, Ralph Meyer. Les auteurs décident alors d'ajouter deux épisodes supplémentaires. Et, surtout, de chambouler la construction romanesque traditionnelle ! Les lecteurs du premier récit (sorti en 1997) qui s'attendent à suivre dans le deuxième épisode (paru en 1999) l'aboutissement des efforts criminels de Joe Telenko, se retrouvent à la case départ ! Et revivent les événements du # 1 vus cette fois du coté de Martha, la femme de Joe bloquée sur son fauteuil roulant. Martha qui, elle aussi, rêve de se débarrasser de celui qu'elle tient pour responsable de son infirmité.
 

Le résultat est dévastateur.

 

De persécuté, Joe devient bourreau. De tortionnaire Martha devient victime. Ainsi, il suffirait de changer l'angle, la lumière portée sur une histoire pour faire des personnages soit des héros, soit des couards !


Traumatisant, non ?


Résultat : le lecteur pensant se régaler d'un bon polar sans complication se retrouve invité à réfléchir sur des notions apparemment aussi limpides que la réalité des faits, le témoignage humain. Peut-on se fier à ce que l'on voit ? Chacun ne voit-il pas une vérité ? Sa vérité ? Ainsi, lors de la fabuleuse séquence du premier album au cours de laquelle Joe, pistolet au poing s'apprête à tuer sa femme dans le dos. Les deux planches de l'album suivant,  montrent la même scène à travers les yeux de Martha, balaient toutes les certitudes du lecteur !

 

Sous le coup de la surprise, persuadé que Martha ne l'a pas vu, Joe en oublie de la tuer... (T1)

Ce que voit Joe... (Cliquez sur l'image pour l'agrandir!)

Cette main armée, là dans le miroir... La peur qui soudain englouti Martha... (T2)

Ce que voit Joe... (Cliquez sur l'image pour l'agrandir!)

Hideuse, le visage déformé... (vue par Joe T1) et la même scène vue par Martha T2 avec son beau visage

Ce que voit Joe... (Cliquez sur l'image pour l'agrandir!)

Joe proche de la mort (T1)

Même scène vue par Martha. La mort proche de JOe (T2)

Ce que voit Joe... (Cliquez sur l'image pour l'agrandir!)

 

Tome remporte sa gageure haut la main : montrer à travers une fiction dynamique plutôt qu'une plaidoirie empesée que les mêmes faits, selon la manière dont ils sont présentés, peuvent être perçus et interprétés de manières diamétralement opposées.


Lecteur, bienvenue, au royaume des sceptiques !


Avec La Mémoire de Dillon, Tome et Ralph donnent aujourd'hui le premier rôle à un personnage entraperçu dans te tome 1 (voir page 15). Son destin croisera celui de Joe et Martha alors que ceux-ci, soudés l'un à l'autre par tes liens sacrés de la haine, s'apprêtent à régler leurs comptes une fois pour toutes. Le lecteur averti relèvera les parties du récit qui complètent, nuancent ou contredisent tes circonstances relatées précédemment sous un autre angle.


Le troisième et ultime récit de cette Berceuse électrique se terminera cinq minutes après la fin du deuxième...

 

Le cœur de Telenko RÉCIT #1


JOE TELENKO RACONTE. Taxi de nuit à New York, il se fait du souci pour son cœur. Arthur, son ami médecin, a beau lui affirmer qu'il ne souffre que d'une légère tachycardie, rien n'y fait. Faut dire que déambuler dans les quartiers les plus pourris n'est pas ce qu'on fait de mieux pour garder un palpitant de jeune homme. La cohabitation avec sa femme, Martha, mégère condamnée au fauteuil roulant, n'arrange rien.
Agressé par un roller, Joe est sauvé par une patrouille. Il en profite pour récupérer le pistolet de son agresseur. Arme qu'il va bichonner pendant que Martha repose sur son lit à l'étage. Peu après, Joe sauve un tueur blessé et le confie aux soins de l'ami Arthur. En échange, il demande au voyou de tuer Martha...

Les jambes de Martha RÉCIT #2


MARTHA SE SOUVIENT. Elle avait tout pour plaire. Des jambes de danseuse et le reste qui va avec. Il y a dix ans, elle a quitté son trou perdu natal pour suivre Joe Telenko, beau mec qui buvait sec et conduisait encore plus sec.
Sur la route du bonheur, un enfant tenant un ballon a voulu traverser. Joe n'a pu l'éviter. L'enfant est mort. Martha ne marchera plus jamais. Depuis elle survit à côté d'un homme qui la hait autant qu'elle le hait. Arthur le médecin lui répète en vain qu'il suffirait qu'elle le désire pour remarcher. Rien n'y fait. Mais Martha rampe. C'est en rampant qu'elle aperçoit, par une fente de parquet, Joe graver son nom sur une balle...
Et quand une nuit, devant sa glace, elle découvre Joe rentrer silencieusement une arme à la main. Tout est en place pour te troisième acte,

La mémoire de Dillon


Place au récit d'un troisième personnage, qui lui aussi a été mêlé de très près au drame...
 

Comme au cinéma


Chaque page, chaque découpage de Berceuse assassine est un hommage aux grands cinéastes américains du genre.

Tome : "Ralph et moi partageons la même passion pour le cinéma et la musique de qualité, qu'ils soient violents ou non. Mes sources d'influences ? Roshomon de Kurosawa (1950). Mois aussi Short cuts de Robert Altman (1993).
Avec Ralph, nous avons aussi aimé Réservoir dogs et Pulp fiction, deux films de Torontino sortis en 1992 et 1993 avant qu'il ne devienne la coqueluche des médias. Si Berceuse était un film, je dirais qu'il se rapprocherait du Fargo des frères Coen sorti en 1996 ou encore de leur premier film-culte, Blood Simple (Premier sang) écrit en 1984."

Pas étonnant quand on repense au sujet de Blood Simple : convaincu de l'infidélité de sa femme, le patron d'un bar demande à un détective de la tuer...
Ralph, parle aussi de l'influence de Sam Raimi (le réalisateur de Spider-Man) et de son Un Plan simple (1998). Il se souvient : "Avec Tome, lors de nos premières discussions sur Berceuse assassine, nous prenions toujours pour illustrer un propos des exemples tires du cinéma. Graphiquement on trouve aussi des réminiscences de M le maudit de Fritz lang. Le réalisateur allemand m'a profondément impressionné par son incroyable travail sur les ombres et la lumière."
Comment se servir des techniques du cinéma en BD ? "Une des spécificités de la bande dessinée est de proposer au lecteur d'être actif dans le récit, explique Ralph. Lorsqu'il passe d'une case à l'autre, il doit imaginer l'ellipse qui les unit. Au cinéma, le spectateur subit un flot continu d'images. Le réalisateur le manipule dans sa manière de percevoir l'intrigue, le caractère des personnages. Dans Berceuse assassine, nous avons tente de récupérer cette caractéristique du cinéma. Par l'utilisation de plans serrés, nous avons voulu filtrer les informations données au lecteur afin de l'amener à réagir d'une certaine manière et ainsi manipuler ses émotions."
Accrochez-vous à votre fauteuil !
 

Une série en jaune et noir


Si le découpage de la trilogie Berceuse assassine ne ressemble à aucun autre, l'utilisation de la couleur apporte une touche supplémentaire d'étrangeté à cette oeuvre fascinante : tout est en noir, en sépia et en jaune. Noir et jaune comme les couvertures de la célèbre série noire qui publia en France dès l'après-guerre les chefs d'oeuvre de la littérature policière urbaine américaine. Sépia comme ces photos d'antan, clichés souvenirs gondolés et jaunis, dernières traces d'instants de bonheur envolés depuis longtemps.
Tome explique ce choix :"Il nous fallait concilier une esthétique originale et l'atmosphère de l'histoire en faisant de la couleur une composante indissociable de Ia narration. Le traitement en dominante sépia et jaune découle de nos réflexions sur le ton du récit".
La mise en couleur est un énorme travail de plusieurs mois. Ralph réalise ses couleurs lui-même (sur "bleus"), ce qui lui permet d'exploiter plus largement ses talents d'illustrateur.
"Dans Berceuse, la couleur est appliquée en modelés plus ou moins monochromes et certains éléments choisis ont été délibérément traités par contraste avec cette option. Une solution radicale, mais visuellement séduisante".

Le jaune est utilisé par Ralph dans des cas bien définis. Trois éléments seulement du dessin sont ainsi colorisés: le taxi de Joe Telenko, le fauteuil roulant de Martha et le ballon de l'enfant renversé, il y a bien longtemps, par un Joe ivre.
Enfin, dans chaque album, les pensées du récitant, Joe dans le premier, Martha dans le deuxième, Dillon dans le troisième, sont, elles aussi, en jaune pour mieux guider le lecteur.

 

Les personnages vont découvrir dans le tome 3 toutes les conséquences d'une vie axée sur la vengeance. Les mots prennent tout leur sens : "La rancune est une cellule que l'on décide de partager avec son bourreau"